1506 - Lettre à J.-M. et Pascal (juin 1987) (1)
in memoriam J.-M.
****, le 8 juin 1987
Chers Pascal et J.-M.,
Quelques lignes avant de dormir. Le temps d’une cigarette. Avant de dormir. Si je n’étais pas si fatigué, j’écrirais une lettre, véritable, avec début et fin. En fait, mes pensées rouleront avec moi durant la nuit. Mais cette lettre, vous en auriez été les destinataires. C’est donc une intention de lettre que je vous donne ce soir, quelques lignes avant de dormir. Bonne nuit.
9 juin
« Avant de dormir » ? Avais-je déjà l’intuition que ce n’était pas là un désir facile à réaliser ? Sans doute. En fait, c’est moi qui ai roulé avec mes pensées au bord d’une nuit opaque aux liserés de jour incandescent. Triste insomnie. ****, Reims, l’Indonésie, juin, juillet, août, septembre, les uns, les autres, eux et moi, hier et demain… vastes sujets d’incendies ou de tempêtes, qui allumaient, éteignaient les brasiers et les trombes. Vaincu, épuisé, je suis tombé vers sept heures dans un sommeil profond !
Mais, enfin, il a fallu se lever tôt tout de même. Pour ce train. Ma haine pour la SNCF croît à mesure que les voyages se multiplient. Correction de copies, transcription d’une chanson de Brel, lecture des essais d’Italo Calvino (cf. nouveaux programmes d’agrégation), coups d’œil sur ces bovidés qu’on appelle des humains, j’ai multiplié les activités pour faire passer le temps. Et voilà que je complète mon en-tête d’hier soir.
Mercredi 10 juin, 14 h 30
Surveillance d’examen. Cela pleut sur nos têtes, en fin d’année. Je m’en suis récolté une autre pour le 22 — de cinq heures, cette fois-ci ! On emportera les sandwiches.
Je suis allé jusqu’au bout de la fatigue, hier soir. Heures musicales en compagnie de Stravinsky.
S’il n’y avait pas toute cette musique, en ce moment, de quoi peuplerais-je le silence ? La musique, d’ailleurs, assure une continuité. J’entends par là qu’elle prolonge des expériences, vibrantes et courtes — pour ce qui me concerne — avec les gens qui m’ont initié à tel ou tel de ses aspects. C’est pourquoi mon attachement lui est très fort. Et puis le propre prolongement qu’on donne à ces expériences semble plus riche encore — de cette sorte de prolongement qui semble difficile (impossible ?) avec tous ces noms absents… Monsieur Stravinsky, je vous connais, et vous ne me connaissez pas. Simone, Philippe… je pense à vous, et vous ne le savez pas. Et bien d’autres choses encore. L’idéal d’un courrier — en ce moment, je ne le peux pas — se remplit de musique entre chaque ligne blanche. J’écrivais sur le Sacre du printemps il y a dix ans ; mais, au vrai, je ne voulais pas « écrire sur », mais bien écrire le Sacre lui-même ! C’est un projet auquel j’ai dû renoncer ! D’ailleurs, la musique et la littérature n’ont pas grand rapport entre elles (même en poésie). Enfin, l’on peut toujours tenir la musique pour un idéal d’écriture auquel tendre…
Tout cela pour dire… ? Je ne sais pas très bien. Sans doute ma déception concernant la cassette que je vous avais enregistrée. Au vrai, ce don symbolique qui s’accomplissait était symbolique lui aussi, et, le prenant comme tel, le mot « déception » sous ma plume est faible — et rend assez peu compte du sentiment de désarroi qui s’en est suivi. Et puis d’autres déceptions encore : sur le don, les marques de passage, la séduction terroriste…
(à suivre)