1564 - Pages choisies : de Marie-Hélène Lafon, Chantiers (1)
de Marie-Hélène Lafon, Chantiers, Editions des Busclats, 2015, pp. 25-28 :
Et que dire de on ? On pose l'homme en sujet, c'est l'homo du socle latin, l'être humain, la bête humaine, hommes et femmes mêlés et emmêlés pour les siècles des siècles, que l'érosion étymologique a raboté, élimé aux deux bouts, rogné jusqu'à l'os, et figé au nominatif dans son emploi de sujet ; la messe fut dite et c'est pour toujours. Je me réfugie dans le on ; je s'y réfugie, s'y camoufle, s'y enveloppe de voiles opaques qui autoriseraient bien des audaces ; la fatidique première personne du singulier y élargit son étrave et son horizon ; elle devient plurielle et polyphonique, elle prend du muscle et du galon, elle sort de l'intestin, elle déborde du nombril, elle taille la route et creuse sa trace dans la neige des histoires, de toutes les histoires, les dites et les tues, les inventées et les réinventées.
On trouve dans le conditionnel un allié diligent, d'autant plus efficace qu'il sait en toutes circonstances rester discret et élégant mais ne laisse pas de se montrer tenace et ne lâche pas l'affaire. Le conditionnel serait le ministre plénipotentiaire de la langue française, une sorte de diplomate infatigable, éminence grise des causes pas encore tout à fait perdues, expert en nuances rares et tournures obsolètes, taillé pour faire avaler forces pilules amères et autres couleuvres dodues. Le conditionnel, autrement dit forme en -rais, vous réconcilie en un tour de main, et sans effet de manche inutile, radical du futur et terminaisons de l'imparfait ; il prend sous le duvet de son aile futur et passé apprivoisés, réconciliés, épousés, accolés, encordés. Il noue et dénoue les rubans du temps. Pas vu pas pris, il est passé par ici, il repassera par là, et dans le sillage de son passé flotte le parfum ineffable des occasions manquées et des possibles abolis, on aurait aimé on aurait vécu on aurait chanté il aurait fait beau on n'aurait pas pleuré il ne serait pas mort elle ne serait pas partie.
Le conditionnel tient à un rien, au fil du r tendu entre attendait et attendrait ; il attendrait est la dernière phrase de mon troisième livre. C'était en 2002 à la fin d'une année scolaire ou au début d'une autre, dans un collège de la porte de Bagnolet, à Paris, et j'avais taillé sur mesure pour mes élèves de troisième une dictée truffée de formes homonymes du conditionnel et du futur. Élève, j'ai passionnément aimé l'exercice de la dictée qui vous met au corps à corps avec la langue, vous immerge en elle, on est assailli, on est aux aguets, acculé à faire feu de tout bois pour déjouer les pièges. Nathalie Sarraute, dans Enfance, dit infiniment mieux que je ne saurais le faire cette griserie voluptueuse, vertigineuse et acrobatique. Professeur, je ne boude pas mon plaisir à malaxer la phrase, à la déglutir et délivrer en circulant dans les rangs, l'œil rivé sur les copies à gros carreaux et les nuques penchées, immémoriales. En 2002 donc, j'avais écrit deux mots que je savais être les derniers du livre en devenir, il attendait ; mais quelque chose manquait que je ne parvenais pas à saisir ; le texte posait et j'étais pleinement aux affaires sur mon autre front, porte de Bagnolet ; je dictais ces phrases fomentées pour mes élèves après avoir étudié avec eux les subtilités du conditionnel, je dictais et, m'entendant lancer dans l'espace clos et sonore de la salle de classe ces deux mots, il attendrait, j'ai su que le texte en cours avait trouvé sa clausule ; c'était fait, la place était prise, l'équilibre inventé, et le point d'orgue atteint ; le texte devenu livre pourrait aller dans le monde et mes élèves de cette lointaine année 2002 ne sauraient rien, n’ont rien su de cette grâce infime qui me fut accordée par leur muet et studieux truchement.