1572 - Pages choisies : de Marie-Hélène Lafon, Chantiers (2)

Publié le par 1rΩm1

 

 

de  Marie-Hélène Lafon,  Chantiers,  Editions  des  Busclats,  2015, pp. 36-40 :

Double truchement et double tamis du corps ; le monde est tamisé par mon corps avant, mille ans avant d'avoir commencé à écrire, avant même d'en avoir eu le désir sans nom au moment de l'entrée au CP et de l'apprentissage du rudiment, puisqu'on ne saurait être, je ne saurais être au monde autrement qu'avec le corps, en corps à corps ; et après, après et pendant le travail d'écriture, le recours au tamis s'impose avec la lecture à voix haute qui m'a été nécessaire dès Liturgie, le tout premier texte écrit à l'automne 1996 ; nécessaire pour ajuster la chose, phrase à phrase, mot à mot. Le corps dans l'écriture et le corps à corps dans l'écriture, c'est aussi cet exercice crucial et charnel de la lecture à voix haute. Je ne sais rien faire d'autre pour ajuster le tir verbal que dire et lire à voix haute, recommencer, relire et redire, et donc émettre le texte par le corps, avec lui, soumettre le texte au risque de l'air, de sa densité, le tendre, le pousser, l'ériger, le respirer, le humer, l'expectorer. Il faudrait écrire extrailler qui serait tellement meilleur qu'extraire parce qu'il dirait aussi les entrailles, les entrailles susmentionnées, les mariales et les autres, les miennes aussi, d'où ça sort et d'où ça monte, puisque cette respiration-là, celle des textes, comme celle du chant, part du ventre, et monte, prenant tout le corps, le mettant en jeu et en branle, le traversant littéralement, d'où le tamis, qui suppose aussi du geste, un ébranlement, un recommencement, une ténacité.

Le tamis du corps ne suffit pas, il faut dire le tamis des corps, parce que le corps du lecteur est aussi en jeu ; la phrase est tendue et travaillée pour lui rentrer dedans, pour rentrer dans les lecteurs, leur faire perdre et chercher, perdre ou chercher, rechercher, recouvrer leur respiration, et leur souffle. La phrase est faite pour leur passer dessus, au travers, pour les caresser pour les broyer les caresser les consoler les acculer les empoigner les débusquer les pousser dans leurs retranchements les plus embroussaillés les consoler les caresser. La phrase est faite pour danser.

D'où le goût invétéré que j'ai des rencontres avec les lecteurs, qui sont souvent des lectrices. L'incarnation du lecteur fut une des surprises consécutives à la publication. Ils sont là, elles sont là, nous sommes ensemble, face à face, corps à corps, avec nos corps ; eux assis, le plus souvent, et moi debout, le plus souvent. Je dis volontiers que je lis comme on dit la messe ; c'est assez sacerdotal et la boucle se boucle ; j'usurpe la place du desservant mâle, je l'occupe, cette place devient ma place ; et j'érige le texte, et je le délivre, et je l'administre, je l'expectore, je l'extraille ; alors je vois, alors je sens, comment le texte tient, s'il tient, s'il touche, s'il avance son étrave dans les corps, s'ils sont pris, si les lecteurs sont pris, et comment ils le sont. C'est du travail.

Sauf que, sauf que c'est trop tard, chaque fois c'est déjà trop tard ; parce que le texte est déjà fait, figé dans la gangue de la version publiée, donnée comme finie par la publication, alors que la masse textuelle est toujours en mouvement et que le travail ne finit pas ; ça travaille tout le temps, ça fer- mente tout le temps, aux jointures, aux articulations, surtout du côté de la ponctuation, virgule, point-virgule, point, absence de virgule ; la coulée textuelle n'en finit pas de s'extraire, de se mouvoir, d'avancer sourdement, elle pourrait ne pas se fixer. Et, d'une certaine manière, elle ne se fixe pas, elle ne finit pas, puisque ce qui se travaille quand je lis à voix haute à des lecteurs un texte déjà publié, c'est moins ce texte-là, même si je peux le modifier de façon marginale en le lisant, que celui qui est en chantier à l'établi, celui qui fermente et se fomente et qui ne sera peut-être jamais figé dans la publication. Quand j'ouvre un chantier, je ne sais pas si j'irai au bout, si ça deviendra un livre, en d'autres termes s'il m'apparaîtra nécessaire et évident, au bout d'un certain temps, de prélever sur la masse textuelle et dans la carrière de mots, un morceau, une pièce, un fragment qui ferait livre comme on fait bande à part sans cesser d'appartenir.

Il faudrait pouvoir réunir dans une pièce de travail des lecteurs neutres, pas des amis, pas un cénacle d'avertis, prompts à déchirer ou à encenser ; et je pense évidemment à Flaubert aux prises avec sa Tentation de saint Antoine, je pense à Croisset où Du Camp et Bouilhet sont convoqués en septembre 1849 pour trente-deux heures de lectures assénées puissamment en quatre jours à raison de deux séances de quatre heures par jour. Je pense à ça. Il faudrait des lecteurs neutres, et une pièce où le travail de mise en tension du texte, et d'ajustement, se ferait de manière très organique, en face à face, corps à corps. Quitte à enterrer le texte, comme il fut fait à Croisset de La Tentation qui ne sera publiée dans sa version définitive qu'en 1874. Ce serait un risque à courir.

J'ai dit que le texte était lancinant, comme une plaie plus ou moins ouverte, sourde et têtue, et féconde; la fente féconde de la plaie textuelle serait toujours ouverte ; j'entends ce qu'il y a dans cette phrase d'attente, de suspension, de vouloir, de désir, de ténacité, de jouissance, d'incomplétude, de douleur, de douceur ; comme pour le corps du Christ, les deux, douceur et douleur, intriquées à la lettre près.

 

Un ami m'a montré tout récemment dans une petite église de Meuse, Saint-Étienne, à Saint-Mihiel, une mise au tombeau de Ligier Richier ;

1572 - Pages choisies : de  Marie-Hélène  Lafon,  Chantiers (2)

une fois de plus, j'ai senti, touché physiquement et pensé à la fois, combien tout était là, l'émouvante tiédeur du corps encore souple, les pieds, la ligne des épaules, le dessin des bras abandonnés, et la poitrine offerte, et le tissu noué sur les hanches et la chevelure, la caresse du tissu et celle des cheveux, et la confiance des yeux clos; la douceur des corps mêlés et la douleur de l'adieu ; une fois de plus, j'ai éprouvé que le travail du matériau verbal qui a nom écriture relève du même geste et du même désir que le travail du sculpteur, geste pour et désir de, geste pour une forme et désir d'elle, qu'une forme juste advienne et soit et danse et se tienne, sur la page, dans la lumière.

 

 

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