1566 - Pages choisies : de Marie-Hélène Lafon, Nos vies (1)

Publié le par 1rΩm1

 

 

de Marie-Hélène Lafon, Nos vies, Libella, Paris, 2017, pp. 14-16, 20-21, 26-28 :

 

[quatrième de couverture (extrait) :]

J'ai l'œil, je n'oublie à peu près rien, ce que j'ai oublié, je l'invente. J'ai toujours fait ça, comme ça, c'était mon rôle dans la famille, jusqu'à la mort de grand-mère Lucie, la vraie mort, la seconde. Elle ne voulait personne d'autre pour lui raconter, elle disait qu'avec moi elle voyait mieux qu'avant son attaque.

*  *  *

Le Franprix de la rue du Rendez-Vous, à Paris. Une femme, que l'on devine, solitaire, regarde et imagine. Gordana, caissière. L'homme encore jeune qui s'obstine à venir chaque vendredi matin... Silencieusement elle dévide l'écheveau de ces vies ordinaires. Et remonte le fil de sa propre histoire.

 

Albert Marquet, Persienne verte, 1944-1946

Albert Marquet, Persienne verte, 1944-1946

 

[pp. 14-16 :]

Cuirassée parce que la vie est difficile. Gordana n'a pas trente ans. Son corps sue l'adversité et la fatigue ancienne. Le monde lui résiste ; rien ne lui fut donné, ni à elle ni à celles et ceux qui l'ont précédée, l'ont fabriquée et jetée là, en caisse quatre, au Franprix du numéro 93 de la rue du Rendez-Vous dans le douzième arrondissement de Paris. Le corps de Gordana, sa voix, son accent, son prénom, son maintien viennent de loin, des frontières refusées, des exils forcés, des saccages de l'histoire qui écrase les vies à grands coups de traités plus ou moins hâtivement ficelés. On ne sait pas où Gordana fut petite fille. Je suppose la fin des années quatre-vingt, l'est de l'Est, et les ultimes convulsions de républiques très moribondes. On suppute des faubourgs sommaires, des frères et des sœurs, des plus jeunes et des plus âgés, un père long de visage et long de jambes, les yeux clairs, les dents tôt gâtées, une mère inépuisable et harassée, l'école qui ne suffit pas à sauver, l'une de ces langues rugueuses que l'on dit minoritaires, des chansons en anglais et, très tôt, des rêves d'ailleurs. Gordana aurait eu quatre ou cinq ans, des nattes maigres nouées de rubans verts, un torse étroit, les jambes déjà longues, un air de guingois, et les yeux baissés sur le trésor frémissant qu'abrite le creux de ses bras arrondis, un chiot au museau carré et blanc, pas fini, comme elle, pas tout à fait arraché aux limbes ni tiré d'affaire. Une arrière-cour écrasée de soleil gris, derrière Gordana de vagues clapiers, et, à sa gauche, le bras fort et nu d'une femme que l'on devine vieille, rompue aux travaux qui broient les corps et les plient, une grand-mère peut-être. On ne voit pas les pieds de Gordana, que la photo coupe. Des couleurs délavées, une bande de ciel pâle, la jupe imprimée, du marron du vert encore, mêlés, le polo blanc sans manches, un jour d'été très enfui, de la lumière, de la chaleur dure, brutale, et cette portée de chiots que la mère délivrée n'aurait pas défendus, se bornant à laisser le rescapé, le choisi, l'élu au museau carré fourrager entre ses mamelles rosâtres et gonflées. J'ai vu la photo, je l'ai ramassée, elle était tombée, avec deux autres, du portefeuille de Gordana ; je l'ai regardée, j'ai reconnu Gordana qui ne savait pas que son portefeuille avait glissé sous la caisse, répandant une partie de son contenu ; je l'ai reconnue au cou long, à l'arrondi du menton. J'ai tout vu, tout retenu, le temps de retourner une deuxième photo, de l'apprendre aussi, et de rendre à Gordana, qui en avait terminé avec la cliente précédente, le portefeuille remis en ordre.

*  *  *

[pp. 20-21 :]

[…] Je n'ai pas eu le temps de retourner la troisième. Gordana n'a pas souri quand je lui ai tendu et rendu son portefeuille. Elle me connaît, je passe toujours avec elle, deux fois par semaine, le mardi et le vendredi. Elle a remercié, rogue et protocolaire, et s'est affairée, les mains dans les marchandises. Les doigts longs de Gordana exécutent, ses ongles sont roses, elle fait les gestes, son regard est impossible, elle ne voit pas les personnes et ne veut pas les voir. Elle n'en a pas les moyens, ce serait un luxe insensé, c'est bon pour les autres, les natifs, les légitimes qui n'ont pas à se battre pour tout et habitent chaque seconde de leur pays, de leur langue, sans même y penser. Gordana calcule et s'économise, d'instinct, elle a dû commencer très tôt, elle s'économise pour durer, tenir et surmonter. Elle est preste, prompte, elle accomplit la tâche en grande vaillance, seule sa voix renâcle imperceptiblement et peine à s'extirper au moment de dire bonjour, de dire au revoir, ou d'annoncer le montant total des achats, quand on le lui demande, si on se risque à le lui demander, ou quand elle doit répondre à une question sur un produit, sur un prix, ou une promotion. Elle se tient à l'abri de son accent qui ne chante pas du tout, qui écorche et racle et crisse.

*  *  *

[pp. 26-28:]

[…] Conductrice de métro serait possible. Elle s'enfoncerait dans le boyau noir piqueté de lumières. Elle ne parlerait pas dans le micro sauf quand elle serait contrainte d'annoncer un incident voyageur à la station Parmentier ou une attente de quelques minutes pour régulation du trafic. Les voyageurs seraient mécontents parce qu'ils n'auraient rien compris à cause de l'accent de la conductrice, ou du conducteur ; ils ne seraient même pas sûrs que ce soit une femme, certains penseraient à vérifier et jetteraient un coup d'œil sur la gauche en dépassant le wagon de tête à la sortie, mais ils n'oseraient pas parler à cette blonde férocement assise dans la cabine de conduite, et se contenteraient de penser que la RATP pourrait tout de même veiller à ce que l'accent de ses agents ne gêne pas la compréhension des annonces destinées au public. Gordana préférerait les services extrêmes, tôt le matin ou tard le soir, elle ne déjeunerait jamais à la cantine et n'engagerait aucune relation personnelle avec ses collègues, ou le moins possible. Gordana refuse, elle ne commence pas, ou ne recommence pas. La capacité de recommencement des femmes, et des hommes parfois, me terrasse, et m'émeut. C'est là, c'est donné, il suffit de regarder et d'écouter. Les femmes surtout, certaines, comme elles sont vaillantes, comme elles veulent y croire, et paient de leur personne, de tout leur corps qui fabrique les enfants, et les nourrit ; et elles se penchent, vêtent, nouent les écharpes, ajustent les manteaux, consolent vérifient admonestent caressent, ça ne finit pas. Comme elles sont dévorées et y consentent ou n'y consentent pas ou n'y consentent plus mais peuvent encore, font encore, parce qu'il le faut et que quelque chose en elles résiste, continue. C'est chaque jour et au bout des jours ça fait une vie. J'ai compté ça, j'ai compté le nombre d'écharpes nouées, de goûters glissés dans les cartables en cinq années d'école primaire à raison de deux enfants par femme. J'ai toujours aimé ces calculs incongrus, calculs mentaux, le poids des yaourts transportés pour la consommation d'une famille de quatre personnes en un an à raison d'un yaourt par jour et par personne, et de cent vingt-cinq grammes par pot de yaourt blanc brassé ordinaire.

 

 

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