1568 - Pages choisies : de Marie-Hélène Lafon, Nos vies (2)

Publié le par 1rΩm1

 

de Marie-Hélène Lafon, Nos vies, Libella, Paris, 2017, pp. 31-33, 46-47 :

Albert Marquet, Fenêtre ouverte sur la baie d’Alger, 1943, Huile sur toile

Albert Marquet, Fenêtre ouverte sur la baie d’Alger, 1943, Huile sur toile

 

[pp. 31-33 :]

La retraite c'est une question de discipline. Il faut faire attention, se lever à heures régulières, ne pas rester en pyjama toute la matinée, sortir pour les courses avec une liste et le caddie puisque, maintenant, on a le temps, mais ne pas laisser les travaux domestiques se dilater et manger la vie. Je m'applique, je cherche le bon rythme, les mois et les semaines galopent. J'ai repéré l'homme en décembre dernier. Il était devant moi, en caisse quatre, la caisse de Gordana. Il avait payé avec un billet de cinquante euros qu'elle avait toisé un bref instant, le palpant d'un air dubitatif, avant de l'enfourner dans son tiroir à compartiments et de lui rendre la monnaie, deux billets de dix, un de cinq, et une poignée de pièces. L'homme tendait la main, j'avais remarqué d'abord ça, la main brune, large et forte, une main efficace, retournée, creusée en un geste d'enfance et d'attente ; Gordana avait dédaigné cette main, ne l'avait pas considérée. Elle avait répandu l'argent dans un creux de plastique moulé, prévu à cet effet sur le rebord haut de la caisse, ergonomique et protocolaire, conçu et étudié pour que l'argent puisse circuler sans que les peaux se touchent, sans échanger les sucs et les sueurs, sans mélange et sans caresse, sans effleurer et sans frémir. L'homme mendiait, il mendiait le regard de Gordana et l'onction de ses doigts efficaces. Le geste de l'homme m'a transpercée, son geste de suppliant noble et transi. Le supermarché me rend sentimentale. Ça m'est venu sur le tard, après quarante ans, et j'ai aimé ce vague prurit suscité par les chansons, toujours les mêmes, dont les paroles tournent en boucle fatiguée dans les allées tapissées de produits en couleurs. Les mots coulent et font sirop avec les odeurs de fruits, de pain industriel, de produits ménagers, de comptoirs réfrigérés. La fraîcheur de nos produits et le sourire de nos caissières se mélangent avec les belles paroles lourdes des chansons sempiternelles qui disent au plus juste les amours naissantes ou usées, les vouloirs, les attentes, les espérances déçues ou comblées, l'ardeur des commencements, le goût de fer des trahisons et l'usure molle des sentiments. Ti amo ti amo ti amo. Quoi que je fasse où que je sois rien ne t'efface je pense à toi. C'est le salmigondis des émotions, la salade suprême. Si maman si si maman si maman si tu savais ma vie je pleure comme je ris si maman si. On n'y pense pas vraiment, on circule dans les rayons, avec le panier ou le chariot, et la liste. Je marche seul sans ami sans personne. C'est machinal et on est là parce qu'il le faut ; on ne pense à peu près à rien et ça se fait. Dites-moi dites-moi même qu'elle est partie pour un autre que moi mais pas à cause de moi. On est traversé par les paroles de chansons que l'on n'écouterait pas chez soi. Il suffit de ne pas résister. Je ne résiste pas, ça m'essore un peu, je me souviens vaguement, en pièces et morceaux, en bribes, quoi que je fasse où que je sois. L'homme qui attend en caisse quatre ne se sait pas pris dans les rets des chansons sucrées. Il demande un sac, elle pousse vers lui un sac chiffonné. Il dit au revoir, elle articule trois syllabes rêches, ne lève pas l'œil, s'enfonce dans les articles que j'ai déposés sur le tapis de sa caisse.

*  *  *

[pp. 46-47 :]

Le magasin est quasiment vide, aucun autre employé en vue. Gordana serait le seul recours, l'unique planche de salut de la malheureuse qui s'évertue et baragouine en son sabir d'île lointaine. Gordana, enfin, éructe à mon endroit de sommaires excuses, et, laissant choir mes trois citrons, jaillit, se dresse, s'arrache à sa caisse. Elle est grande, plus encore que ne l'annonçait le jet des cuisses longues. Quelque chose, très vite, alerte, accroche dans sa démarche, écorche, m'écorche, nous écorche. Gordana se propulse plus qu'elle ne marche, elle ahane à la sauvage, tout son corps ploie, plonge, à chaque pas semble chercher, inventer un équilibre impossible à affermir. Le pied gauche, court et large, est étroitement moulé dans une chaussure noire dont on devine la semelle épaisse et compensée en dépit du jean évasé, effrangé, ajusté à dessein sur le sabot luisant. En deux bonds d'araignée affolée Gordana est devant l'armoire vitrée qui ne lui résiste pas, qu'elle ouvre d'une poigne sèche, tête baissée, sans un regard pour l'autre, l'ingénue, la gluante éperdue de vaine reconnaissance. Je me retourne, m'abîme dans les entrailles de mon sac à main. Je n'ai rien vu, rien surpris, Gordana pourrait le croire quand, écrasée, mâchoires verrouillées, elle regagne enfin le providentiel habitacle de la caisse quatre.

 

 

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