1570 - Pages choisies : de Marie-Hélène Lafon, Nos vies, Libella, Paris, 2017 (3)
de Marie-Hélène Lafon, Nos vies, Libella, Paris, 2017, pp. 31-33, 46-47 :
[pp. 110-114 :]
Mon père a vécu seul un peu plus d'une année, quinze mois très exactement, et il est mort dans son sommeil, chez lui, à quatre-vingt-quatorze ans. Il aura évité son cauchemar de chaque jour, la dépendance extrême, le placement obligé en maison de retraite, ce qu'il appelait la fin des haricots. Curieusement aucun d'entre nous ne semblait avoir jamais pensé qu'il resterait le dernier; notre mère oui, mais pas lui qui était beaucoup plus âgé et semblait si fragile, à bout de souffle, depuis tellement d'années. Il a continué comme avec elle, jusqu'au bout. Au début il faisait trop de provisions, il achetait comme avant, les mêmes produits en semblable quantité. À la retraite, ils avaient aimé aller ensemble aux commissions, ils ne disaient pas les courses, mais les commissions, et c'était une sortie nécessaire et une distraction inépuisable pour des gens qui avaient toujours disposé à peu près de tout à domicile et manqué de temps pour aller voir ce qui se passait chez les concurrents. Après la fermeture du magasin, il n'y avait plus d'épicerie dans le bourg, et plus d'ambulants non plus, sauf, chaque mardi, le tenace boucher-charcutier de Souvigny qui faisait de la résistance à la grande distribution, c'était son expression et mon père me la répétait avec gourmandise ; ils s'habillaient avec soin, mais sans cérémonie, on n'allait pas chez le médecin, ni à des obsèques, ni au repas annuel du troisième âge, on allait aux commissions. Ils prenaient la voiture, elle conduisait, en vieillissant elle s'était mise à aimer ça, plus que lui qui ne se faisait plus confiance ; ils avaient leurs habitudes à Souvigny, où un marché se tenait chaque jeudi, et, en cas de nécessité, poussaient jusqu'à Buxières le mercredi. Ils préparaient leur liste, au crayon ; il écrivait, lui, et n'aimait pas, une fois sur place, que l'on sorte de la liste, même s'il reconnaissait ensuite que, surtout en saison et au marché, elle avait eu raison. Il me disait au téléphone, ta mère a toujours raison, ou, tu me connais je suis comme un vieil âne, qui tient à sa crèche, sans ta mère, je mangerais toujours pareil. Après elle, grâce à des voisins attentionnés qui fréquentaient les mêmes fournisseurs et l'emmenaient avec eux, il avait continué à guetter les premières asperges, la petite pintade qui rentrera dans la cocotte bleue et fera trois repas, les fromages frais de Madame Lemaire qui fondent dans la bouche. Il m'en parlait au téléphone quand j'appelais le dimanche vers quinze heures et le mercredi un peu avant le journal télévisé. Sur les indications de la femme de ménage qui avait continué son service dans la maison comme du temps de ma mère, il s'était aussi sans peine mis à la lessive et repassait avec minutie ses considérables mouchoirs à carreaux, les ancestrales et patrimoniales serviettes de toilette en nid d'abeille et autres torchons bis festonnés de rouge vif, le linge de lit en coton lourd et les inusables chemises unies à manches longues, grises ou bleues, que ma mère commandait pour lui depuis vingt ans sur le catalogue de La Redoute. Il avait seulement cessé de boire du café, personne ne savait le préparer comme ma mère, ni trop léger ni trop corsé, et très chaud ; ils le prenaient, elle et lui, chaque jour, après le repas de midi, ils rangeaient d'abord la petite cuisine que remplissait le mugissement alerte de la cafetière ; le parfum montait, les enveloppait, accompagnait leurs gestes, mon père à la vaisselle, ma mère essuyant, remettant chaque chose à sa place ; ils s'installaient ensuite à la table de la salle à manger, mon père portait le grand plateau rond en cuivre, ma mère le précédait avec la boîte métallique et rectangulaire des provisions de chocolat ; ils prenaient le café fort, et le buvaient sans sucre, mais le tournaient quand même avec une toute petite cuiller en argent ; ils aimaient ce cliquetis délicat du cuiller, ils avaient toujours dit le cuiller, contre la porcelaine des deux tasses prélevées sur leur service de mariage qui ne servait que pour les repas de famille, et pour le 15 août, le jour des Demy, parce que les Demy étaient presque comme de la famille. Dans la voiture, le 25 décembre 2001, au retour du déjeuner de Noël qui nous avait rassemblés chez Denis et Babeth, mon père m'a dit, le café c'était ta mère c'est son parfum ; et sa voix s'est perdue. J'ai gardé leurs deux tasses, blanches avec un liseré d'or terni, et donné le reste du service et le grand plateau marocain en cuivre martelé à ma nièce Bénédicte qui a le sens de la famille et le don des vastes tablées.
[pp.140-143 : ]
Après la mort de notre père, mes frères et moi avons vidé la maison de nos parents que la mairie avait achetée, elle serait démolie et une extension des installations sportives voisines avalerait le terrain ainsi dégagé. Eux dont l'existence entière avait été cernée et saturée et nourrie de produits, à choisir, à commander, à réceptionner, à stocker, à mettre en rayon, à vendre, à trier, à classer, à ranger, avaient eu l'élégance et la prévenance de faire place nette, de ne pas transporter et accumuler dans cette maison sans histoire les strates successivement entassées dans le magasin et ses entours ou dépendances par trois générations de Santoire. Je comprenais mieux, et mes frères et belles- sœurs avec moi, le mot de ma mère répétant avec une satisfaction tangible et inépuisable combien la retraite l'avait allégée, les avait allégés tous deux ; cette insistance nous avait surpris, notre mère ne s'étant jamais plainte, même les dernières années, du commerce, de ses contraintes et aléas, au rebours de notre père, que son tempérament plus sombre, toute son éducation, et son lourd surcroît d'âge portaient aux vertiges anticipatoires et à la mélancolie. Les meubles, les bibelots, les papiers, les photos, les vêtements, les chaussures, le linge, la vaisselle, et jusqu'aux ustensiles de cuisine et aux outils, tout, on le sentait, avait fait l'objet de sélections draconiennes et réitérées ; les voiles étaient carguées pour le départ, nous ne serions pas encombrés, nous n'aurions pas à charrier des sacs de rebuts plus ou moins identifiables ni à délibérer sans fin pour savoir qui de nous quatre garderait le vieux baromètre poussif et indéchiffrable, instrument des vaticinations météorologiques de notre mère, ou le disgracieux cendrier à tête de zèbre acheté jadis à Paris, peut-être à l'occasion d'une Exposition universelle, en 1889 ou en 1900, par un oncle de notre père féru de curiosités. Le gros de la besogne avait été fait par eux, en toute discrétion et de conserve, au moment où ils étaient entrés dans la maison nouvelle, et nous n'en avions à peu près rien vu ni perçu parce que les meubles étaient là, le décor, la plupart des objets usuels, et surtout les gestes, une façon de s'asseoir, de se pencher en pliant les genoux pour sortir un plat du four de la cuisinière, avec un torchon entortillé, jamais en usant de la manique ou du gant offert par l'une ou l'autre des brus, une manière aussi de s'adosser au frigo dans la cuisine pour peler une pomme avec le petit couteau à manche orange. Certains tiroirs de commodes, ou étagères de placards et d'armoires se révélèrent vides, c'était émouvant et solennel, les jumeaux en auraient presque regretté de ne voir ressurgir aucun de ces vestiges des enfances enfuies et enfouies dont les parents sont peut-être comptables auprès de leur descendance, voiturette désossée poupées mutilées cahiers d'école billes encore éclatantes, et autres. Dans une boîte rectangulaire de carton fort et blanc, sous le lit de nos parents, nous avons cependant trouvé un paquet de lettres, nouées d'un large ruban vert pâle, adressées à Suzanne Santoire chez sa marraine, Marguerite Martagon, 12, rue des Peupliers, à Nevers, et accompagnées d'une carte de visite, glissée sous le ruban, où notre père avait écrit, au crayon gras, en grandes capitales nerveuses, année noire à brûler sans ouvrir après ma mort ; ce que nous avons fait, ensemble, les quatre, sans même nous autoriser à regarder les dates sur les enveloppes jaunies.