1562 - Si bien que… ? (77)
Si bien que… ?
(Journal extime)
Work in progress
77
8 août 2023
Je traverse bien malgré moi des moments difficiles avec T.
Au vrai, cela avait commencé peu avant mon séjour à Dieppe. J’aurais dû envoyer des signaux avant-coureurs de l’empilement de mes agacements successifs ; cela m’aurait évité de me fâcher tout net, très maladroitement et presque à contre-temps. Toujours est-il que, à force d’être freiné ou limité dans mes envies concernant les activités, sorties, cafés, restaurants, que j’ai proposés au fil des mois, voire au cours des années qui ont précédé, j’ai laissé bien malgré moi ma colère éclater…
En fait, c’est surtout T. qui s’empêche ou est empêché de vivre, sacrifiant activités, sorties, voyages… arrimé désormais à sa ville, à son appartement et quelques lieux — dont ce café dans lequel Paul et lui semblent dorénavant s’accorder à ne plus aller, à l’exclusion de tout autre, endroit que je ne n’aime guère au demeurant, même si Dimitri y travaille (encore que, précisément, pour quelque raison inconnue, Dimitri s’emploie à éviter de saluer Paul et T., ce qui me place assez souvent à porte-à-faux).
Cela m’a valu, depuis, une salve quasi continue de courriels, auxquels je n’aurais pas dû toujours répondre, puisque, quoi que j’écrive, les messages ont continué à se multiplier sans jamais épuiser le fond de notre différend, reprenant la même antienne, à savoir que l’on ne saurait réformer les gens, ce qui englobe T., bien sûr, mais aussi Paul ou moi…
La veille, nous étions au café avec M.-C., et T. nous a fait part de la profonde dépression qu’il traverse, ce dont il ne s’était jamais directement ouvert à moi, quand même je crois être son confident le plus régulier — même si je dois bien davantage me confier que lui qu’il ne se confie en retour.
Comme M.-C. racontait comment une amie saisie par l’alcoolisme, l’anorexie, l’incurie de soi et le dégoût de vivre, s’était finalement retrouvée hospitalisée, T. a entamé un parallèle avec ses propres humeurs dépressives, tandis que M.-C. protestait que l’analogie était à l’évidence exagérée.
Puis M.-C. — qui possède un franc-parler d’autant libre que les points de désaccord entre T. et elle ne sont pas rares, même si l’un et l’autre évitent les sujets qui pourraient heurter leurs susceptibilités réciproques — a protesté que la solution des antidépresseurs qu’il compte se faire prescrire auprès de son médecin-traitant étant donné son mal-être n’était aucunement une solution : seule une thérapie, à son sens, saurait venir à bout de la dépression que T. traverse.
T. a reparti qu’il avait déjà sacrifié au remède et prétendu avoir fait le tour de la cure qu’il avait entreprise.
Pour lui, son existence était si vaine que seule la justifiait, quand il était encore en vie, la survie de son chat. Et de se lancer dans une tirade sur le suicide auquel il avait déjà songé, puis l’euthanasie par quoi T. voudrait idéalement terminer des jours d’extrême vieillesse ou de maladie invalidante. (De ce dernier point, nous avons en revanche, T. et moi, fréquemment discuté — et nous sommes toujours accordé, à ceci près qu’il y faut une lucidité sans faille et un jugement invariable face à l’épreuve, alors que rien n’exclut qu’on puisse changer de point de vue et que, quoique altérée, l’on veuille s’accrocher encore à l’existence qu’on mène…)
Je savais T. hypocondriaque bien sûr, mais sans bien pénétrer la profondeur de sa mélancolie. Et, surtout, je ne doute pas que T. a usé de la médiation de M.-C. pour exprimer sa détresse, celle qu’il n’aurait pas évoquée devant sa cousine (dont il a été question), ni, je dois le supposer, devant moi, ce qui révèle une brèche dans sa communication — peut-être déséquilibrée, à tout le moins parcellaire — avec Sabine ou moi, faille dont je refuse néanmoins qu’elle soit une chausse-trape dans laquelle je pourrais m’engouffrer, me bornant (peut-être provisoirement) à une perplexité, assez inconfortable, quant à ma place d’ami, mon rôle de vis-à-vis peut-être peu avisé, ma partition de consolateur impuissant…
Et j’étais d’accord avec M.-C., sans l’avoir appuyée sur l’instant, un peu étourdi par les considérations de T. — ce qui a pu jouer le lendemain dans ma brusque colère, ayant conclu à une certaine complaisance de T. à ses difficultés existentielles autant qu’à mon impuissance à l’aider à s’en emparer d’une façon ou d’une autre, la reprise d’une psychothérapie me paraissant une possible issue à pareil abattement.
Nous étions tombés d’accord (chacun faisant les concessions d’usage) sur le choix d’un prochain restaurant où aller. Comme je ne parvenais pas à réserver par téléphone — car, entre de multiples agacements c’est moi qui dois le faire, alors que j’ai déjà raconté mes difficultés à m’exprimer et certains déboires qui s’en sont suivi en raison de ma dysphasie —, j’avais décidé de me rendre sur place pour réserver auprès du restaurateur.
On me hèle, en chemin, sur la Place S***. Je suis d’autant surpris que je ne reconnais pas la voix de mon interpellateur, avant que, tournant la tête, je n’avise Bastien, qui, à l’instar de Dimitri, m’a appelé de mon prénom…
Nous échangeons quelques mots, puis, le restaurateur n’ayant pas encore ouvert, je décide de m’installer dans ce bar où nous n’allons désormais plus, T., Paul et moi. Là, mes yeux ont plaisir à voir Sacha évoluer avec son plateau, la danse de ce jeune corps en mouvement me distrayant agréablement de ces lignes rudes à retracer. Et je m’amuse de la conversation qu’il mène avec la serveuse qui pousse son balai, ce que la clientèle, rare à cette heure, lui permet : la serveuse vient d’apercevoir une araignée ; je découvre alors que Sacha est arachnophobe, son propos me rappelant la répugnance d’Angelo à aller dans la cave quand j’avais voulu lui montrer où trouver les compteurs d’eau de l’immeuble.
A propos d’Angelo, le jeune homme m’a demandé d’adresser une lettre à la CAF afin que me soit directement versée l’allocation dont il bénéficie et, comme je m’ouvrais de mes difficultés parfois à écrire, il s’est alors proposé de m’aider à rédiger mon courrier (¡), proposition que j’ai bien entendu rejetée.
Plus tôt dans l’après-midi je passe un moment très agréable avec Christine, qui avait décliné deux mois auparavant une invitation à nous voir à la terrasse d’un café.
Elle m’explique être passée par une période difficile. L’état de son frère, handicapé, plus jeune de quelques années qu’elle, s’était brusquement aggravé. En outre, elle se sépare de J***, qui a rencontré une jeune fille moins âgée qu’elle. Il faudra vendre la maison qu’ils avaient achetée et de laquelle elle est partie pour se faire provisoirement héberger par un ami.
Toujours désireuse de vivre à l’étranger, elle a contacté une école au Canada pour laquelle elle envisage de candidater. Elle perfectionne son anglais avec la méthode Assimil et compte se rendre sur place aux prochaines vacances scolaires.
J’admire à part moi tant de résilience.
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[Ajout du 11 décembre : Mes difficultés à transcrire mes notes et à les préciser ont été considérables, et j’ai songé, plutôt qu’à les prendre, retenir et reprendre, à les enjamber ; pareil escamotage aurait néanmoins été contraire aux finalités, notamment de véridicité, que je me suis fixées pour ce journal-ci — l’équivalent de quelque dissimulation.
Depuis, T. (il ne me l’a dit que quelques temps après) a adopté un nouveau chat, ce qui le rive encore et toujours à sa ville, mais allège vraisemblablement le sentiment qu’il éprouvait de son inutilité.
Sacha n’a pas reconduit son contrat de travail et n’a pas été remplacé par quelqu’un d’aussi accort que lui.
Angelo fait des siennes de temps à autre et vient perturber mon sommeil.
Je suis impatient de revoir Christine pour avoir de ses nouvelles.]