1578 - Paris, début d'automne (7)
Paris, début d’automne
[récidive]
Journal extime
(27 septembre – 4 octobre 2023)
7
1er octobre
Début de soirée [suite]
Après avoir rendu Khadija à sa triste condition de geôlière, je me hâte suivant une ligne droite vers la Maison des Métallurgistes, puisque nous devons nous retrouver là, Anne, Patrice et moi, dans le bar le plus proche.
Je suis légèrement en retard, et, puisque je ne vois pas Anne et Patrice, je rebrousse légèrement chemin à la fois pour regarder le lieu en contrebas et le groupe de créatures que je viens de croiser. En fait, Anne et Patrice sont là, profitant eux-mêmes du spectacle qui s’offre à leurs yeux en ce jour de Fashion Week. Des jeunes gens dans des tenues extravagantes de garçons fleurs ou de filles viriles, d’un sexe volontairement indécidable ou indécis, se sont, en effet, regroupés comme des étourneaux (les noirs et gris dominent dans leurs vêtements) au pied des arbres de la place. J’en ai croisé quantité au cours des derniers jours, un peu partout dans Paris, et j’ai pensé à ce que m’avaient dit, chacun à sa manière, Duncan et PG.
Or, ce sera le premier sujet de conversation que développera Anne : une de ses nièces réclame désormais une identité masculine et envisage les transformations nécessaires. Anne esquisse à son propos un roman familial assez compliqué, tissé de désunions et même d’inceste (je n’ai pas retenu le détail), de brouilles avec la mère, comme s’il fallait à tout prix fournir une explication psychologique à cette revendication…
Il sera ensuite tout aussi longtemps des migrants qu’elle croise tous les jours, installés dans un parc sur la butte de Ménilmontant, ce qui me fait à nouveau penser aux migrants pour lesquels PG s’emploie à fournir des papiers, tandis que je me reproche, ce songeant, mon incurie générale d’un engagement pour quelque cause alors que j'en aurai dorénavant le temps.
Cependant, Anne parle beaucoup. Je la découvre de plus en plus pétrie de principes, postures et propositions tout arrêtées. J’ai senti un peu d’agressivité entre Patrice et elle, au sujet des consommations possibles dans le lieu choisi pour nous installer, un peu d’aigreur dans le ton employé dans sa revendication qu’il n’y ait alcool ni sucre dans ce qu’elle pourrait boire. Nous allons Patrice et moi commander nos propres boissons, tandis qu’elle dit vouloir garder la table : elle ira plus tard s’enquérir d'un vulnéraire qui la contenterait.
La serveuse rapporte deux verres de prosecco au lieu des verres de rosé, et nous sommes obligés de renvoyer nos verres.
Anne parle beaucoup (donc), Patrice se contentant de lui ou me donner la réplique par instants. A la demande d’Anne, en effet, je rapporte ce que j’ai pu faire ou voir au cours de mon séjour.
Elle est allée récemment à Nantes et, sans trouver la ville belle (ce qui me heurte un peu), a néanmoins eu l’impression de respirer dans des lieux larges et ouverts (ce pour quoi nous nous accordons mieux). Elle s’attarde sur les Animaux-machines de l’Île et envisage d’y retourner dans les prochains mois en compagnie de Patrice. Elle a également pour projet d’aller à Pompidou-Metz — je note que Patrice, je ne sais pourquoi, ne dit mot à ce propos —, et je les invite donc à séjourner à **** pour s’y rendre, voire les emmener — ce que je ne précise pas non plus, l’idée est de toute façon implicite —, d’autant que Beaubourg sera fermé dans les années à venir, ce qui implique des prêts d’œuvres à Metz ou dans d’autres antennes du Centre.
Elle me parle aussi de livres et de films (Laurent Mauvignier, Aki Kaurismäki) ; je réplique avec le spectacle vu quatre jours auparavant et les romans d’Emmanuelle Bayamack-Tam.
Le cours de notre causerie se trouve inquiété par un pigeon qui va et vient sur l’auvent au-dessus de nos têtes, qu’elle souhaiterait chasser avant que le volatile ne nous conchie, puis, grandement perturbée de ne pouvoir le mettre en fuite, donne tout à trac le signal de départ. Comme j’évoque la possibilité de « manger sur le pouce », Anne rétorque ne pas dîner le soir. Je me le tiens pour dit (y compris peut-être pour des fois prochaines), et décline une proposition de promenade faite du bout des lèvres pour les accompagner, n’y sentant pas l’aménité suffisante.
* * *
Je les quitte donc — et reste le cœur, la tête et le corps vides, ne sachant pas trop à quoi les employer durant la soirée qui se tient devant moi, tandis que je marche dans des rues animées jusqu’à l’appartement : je déciderai finalement de rien faire, sinon dîner, puis m’occuperai à légender les photos prises pendant la soirée. Je me rationne en verres de vin, je ne veux pas m’abrutir, je freine durant la descente en quelque sorte, redressant la pente de mon gosier. En tout cas, sur le moment, je ne veux pas écrire, pour ne pas céder à l’impression désagréable ressentie ni même remplir cette vacance pour ainsi dire, tandis que le livre que j'entame me semble ennuyeux et plat.