1594 - Pages choisies ["Chaînes”] : Annie Ernaux, l’Evénement, 1997, “Quarto”, Gallimard, pp. 284-285
Il faisait un soleil pâle de novembre. J'avançais avec, dans la tête, le refrain d'une chanson qu'on entendait sans arrêt, Dominique nique nique, chantée par une religieuse dominicaine qui s'accompagnait à la guitare, Sœur Sourire. Les paroles étaient édifiantes et naïves — Sœur Sourire ne connaissait pas le sens de niquer —, mais la musique joyeuse et dansante. Cela me donnait du courage dans ma recherche. Je suis arrivée place Saint-Marc, des étals de marché étaient empilés. Je voyais au fond le magasin de meubles Froger, où j'étais venue petite fille, avec ma mère, pour acheter une armoire, Je ne regardais même plus les plaques sur les portes, j'étais dans une errance sans but.
(Dans Le Monde, il y a une dizaine d'années, j'ai appris le suicide de Sœur Sourire. Le journal racontait qu'après le succès immense de Dominique, elle avait connu toutes sortes de déboires avec son ordre religieux, l'avait quitté, s'était mise à vivre avec une femme. Peu à peu, elle avait cessé de chanter et elle était tombée dans l’oubli. Elle buvait. Ce résumé m'a bouleversée. Il m'a semblé que c'était la femme en rupture de la société, la défroquée plus ou moins lesbienne, alcoolique, celle qu'elle ne se savait pas devenir un jour, qui m'avait accompagnée dans les rues de Martainville quand j'étais seule et perdue. Nous avions été unies par une déréliction simplement décalée dans le temps. Et cet après-midi-là, j'avais dû mon courage de vivre à la chanson d'une femme qui, plus tard, se perdrait jusqu'à en mourir. J'ai violemment espéré qu'elle ait tout de même été un peu heureuse et que, les soirs de whisky, connaissant maintenant le sens du mot, elle ait pensé que les bonnes sœurs, finalement, elle les avait bien niquées.
Sœur Sourire fait partie de ces femmes, jamais rencontrées, mortes ou vivantes, réelles ou non, avec qui, malgré toutes les différences, je me sens quelque chose de commun. Elles forment en moi une chaîne invisible où se côtoient des artistes, des écrivaines, des héroïnes de roman et des femmes de mon enfance. J'ai l'impression que mon histoire est en elles.)