1616 - Si bien que… ? (87)

Publié le par 1rΩm1

 

 

Si bien que… ?

 

(Journal extime)

Work in progress

 

87

 

© Internet

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15 décembre

Invariablement tous les soirs il prépare son assiette composée : deux tomates cerises, quelques cubes de Feta, des olives (agrémentés parfois de restes de nourriture), qu’il assaisonne d’une sauce vinaigrette industrielle achetée en supermarché. Ce rite remonte à l’époque où il a dû apprendre quelques rudiments de cuisine : sa femme, victime d’un accident cérébral sévère ayant délié en elle toute capacité à assembler les ingrédients, pas plus qu’elle ne pourrait associer désormais lettres ou chiffres pour lire, écrire, compter, appréciait selon toute apparence l’assiette qu’il poussait vers elle tous les soirs invariablement.

Il le dit : seules les habitudes liées au lever, au nourrir, à la toilette (une douche tous les deux jours), aux courses, à la sieste quotidienne autant qu’aux heures de lecture, de radio (accompagnant les repas), de télévision lui donnent l’ossature nécessaire à la poursuite de l’existence machinale qu’il mène depuis le décès de l’épouse. Le café rituel, le carré de chocolat du midi, la madeleine du goûter lui rappellent les moments passés avec elle, et envahissent sa bouche de douceur consolatrice. L’arrivée du soir ramène le deuil, toutefois, et la mélancolie qui serre la gorge l’amène aux pleurs sans façons, qu’il verse en silence, les fins d’après-midi, quand elle achevait ses jours en maison de soins médicalisée, étant déjà l’heure du départ, le retour à la solitude, l’apprentissage d’un abandon progressif, d’une avancée dans le tunnel plus en plus obscur de la maladie, sans espoir d’autre issue que la perte de celle qui avait été sa conjointe durant plus de soixante ans… (Aucun lâcher prise pour autant. Aucun abandon à cet au-delà de la mélancolie qui s’apparenterait à du déboutonnage. Maintenir l’ossature des jours telle qu’auparavant, ne pas démériter de soi, ni d’elle surtout, mais aussi des proches et d’amis qui restent. L’habitude n’est pas un mot d’ordre : ce n’est que l’habitude la plus fonctionnelle qu’il adopte, pour demeurer à flots, la gorge hors de l’eau.)

 

Tous les vendredis, invariablement, il se retrouve — tantôt chez elle, tantôt chez lui — avec sa fille autour d’un verre de bière à 18 heures 30, et tous deux sont intraitables sur l’horaire…

Ainsi vont les vendredis. Le père, dans son fauteuil. Chez sa fille, il a froid. La veille, le chauffage collectif de l’immeuble a lâché, alors qu’auparavant il s’emballait, la température atteignant les 24°.

*  *  *

Ce vendredi, je ne me sens pas en tiers. J’ai tout de suite vu, au moment d’arriver trois assiettes disposées sur la table. Je devais assister à une assemblée de copropriété avec mon père : lui et moi sommes, en effet, propriétaires d’une place de parking souterrain en face de chez moi et un des objets du jour concernant l’équipement de chargeurs de batterie pour les véhicules électriques avait retenu notre attention. Je n’étais pas convaincu de devoir participer à cette réunion, mais paraître m’y intéresser et l’accompagner, avais-je pensé, contenterait mon père.

Il avait décidé autrement, finalement. Il n’était pas utile de venir : la documentation fournie par l’agence immobilière qui gère le lotissement lui avait donné, en la relisant, comportait suffisamment de renseignements et de réponses aux questions qu’il se posait.

Comme, entretemps, ma sœur m’avait convié à l’apéritif vespéral consacré, il avait été convenu que le rendez-vous était maintenu. Et c’est la raison pour laquelle je me tenais làau milieu d’eux — en plein milieu.

On mange sans joie d’un plat préparé industriel roboratif, ainsi qu’une pâtisserie non moins industrielle, achetés auparavant, délivré alors du souci néanmoins de cuisiner pour son repas.

(Les graines torréfiées, l'ail en chausson, le pain grillé : cet accompagnement prendrait trop de temps, et l'on n'a cure des simagrées culinaires, l'on se contente de ce qu'on a, servi sans apprêt chichiteux, fanfreluche ou brimborion.)

 

 

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