1630 - Balise : 19-23 avril 2013
in memoriam J.-M.
Vendredi 19 avril 2013
J.-M. entre dans une unité de soins palliatifs.
Khadija m’avait dit que je pleurerais.
Samedi 20 avril
L’émotion longtemps retenue, les digues s’en sont rompues lors de la visite de ***.
Je suis allée la voir ensuite et lui ai dit de pauvres mots — à cette prêtresse qui avait ordonné ce curieux mystère — pour lui dire toute la reconnaissance que je savais que J.-M. avait toujours eue envers ses soins.
« Je ne vous reconnais pas » a-t-il tout d’abord dit en la voyant entrer dans la chambre, un bouquet de fleurs orange à la main.
Souriante, et sans répondre, sans prononcer aucun mot, elle s’est avancée jusqu’à son chevet.
Moi non plus je ne l’avais pas reconnue. Je rappelais un profil autrement austère. Elle avait, jadis, avait des atours et airs de nonne. Elle promène à présent dans la chambre des allures de jeune fille, mince et pimpante, élégamment vêtue d’un jean et d’un blouson en cuir vert, cheveux clairs et regard limpide…
Comme, tout à trac, la mémoire lui revenant, il lâche son nom — « Vous êtes Madame *** ! » —, je ne parviens pas à superposer les deux images de deux femmes si différentes que la vue présente offre à mon souvenir.
J’avais renâclé à venir. La séance de la veille m’avait éprouvé, les larmes déjà avaient failli saillir… Mais j’ai été content d’être là, d’assister à cette mystagogie, même si subsistait en moi une dernière distance incompressible.
Et J.-M. lui-même, J.-M. paraissait embarqué. Il a pointé un index vers le haut : « Je ne crois pas qu’il existe quelque chose là-haut… »
Un flot de paroles s’ouvre en lui.
Il évoque sa mère, l’agonie de son père, auquel, jusqu’au dernier souffle, il a tenu la main. (Je sais, pour le lui avoir entendu plus d’une fois dire, que l’acharnement thérapeutique dont son père a été l’objet, l’inconscience obstinée avec laquelle les proches ont accepté un protocole inutile, l’ont fait alors souffrir et rager…)
Il a des scrupules magnifiques : « C’était peut-être de l’orgueil… »
Elle proteste. Agit en professionnelle. Ne vous angoissez pas. Détendez-vous. Respirez. Profondément.
Elle lui tient la main, qu’il agrippe, le regard clair posé sur lui, souriante, tandis que cette magie toute simple opère — qu’elle obère la douleur.
Ce sont pourtant des mots — comme ceux-ci.
Mais ce sont des mots admirables.
Il répète ce que dit la veille. Il n’a pas demandé de morphine. Il parle aussi de l’alcool, auquel il a renoncé il y a deux mois. Il ne boit plus. Sans doute est-ce avant tout au médecin qu’il s’adresse.
« C’est beau », dit-elle, comme pour renchérir sur ce que nous pensons tous. De fait, et sans faire un signe de croix à l’envers comme Laure au moment de son agonie, j’ai l’impression que bien des signes noués se dénouent.
Le discours est plein, cohérent. Chaque phrase vise un essentiel. Chacun comprend alors qu’il s’agit de mourir à propos. A côté de lui, cette collègue de J.-M. que je n’ai jamais vue auparavant essuie les larmes qui coulent sur la joue de mon ami.
Car aussi tu répares, tu apaises tout. Entre autres choses celle-ci, vingt ans après, à laquelle je pense sans que je sache bien pourquoi :
Vingt ans après. Non bien entendu que j’aie jamais cru en sa culpabilité. Mais je te revois, J.-M., te tordre, te plaindre, te rouler à terre, et gémir, et pleurer. Tandis que tu agonises là, sur mon plancher, je ne sais que faire, ni comment consoler.
Pascal, qui te vient de te quitter, est accusé d’être UN MON-STRE, avec force majuscules.
Pascal est un monstre majuscule, c’est sûr — puisqu’il faut trancher alors au scalpel les nerfs qui vous relient encore : ils repousseront plus tard, assurément. D’ailleurs, en fait, sur le moment, je me garde de tout jugement le concernant. Je me contente de te laisser crier. Et t’abstiens de te juger : car comment peut-on se plaindre, se rouler à terre, et ainsi gémir, et ainsi crier, pleurer, si ce n’est-ce sous le joug d’une souffrance intense, irréfragable.
Tu répares tout. Vingt ans après. Pascal n’est pas en reste, qui s’est occupé de toi à tout instant durant ces dernières semaines.
C’est beau. Chacun sait. Chacun va sa clameur. Chacun va.
Mardi 23 avril 2013
« J’étais sûr », me dit-il au moment où j’entre dans sa chambre.
Je comprends la phrase, que je complète en pensée sans la prononcer : il était certain que je viendrais.
Il semble donc se rappeler que je pars en Italie.
Je demande une confirmation. Il se rappelait. Je lui répète que je serai parti un certain temps : douze jours très exactement.
J’avais préparé un billet (au milieu de la nuit) au cas où il dormirait.
Je suis venu le matin, sûr que personne ne serait là. Je lui ai dit de mêmes phrases, plus diluées
— et moins dramatiques.
D’ailleurs, les banalités vont leur cours. Autant que la morphine permet de lucidité. Il est assis dans un fauteuil — et bien éveillé, néanmoins.
Je ne peux réprimer mon amusement lorsqu’il lance tout soudainement : « Tu n’as pas un grand verre de bière ? » (Comme — de fait ! — nous serions bien, si nous étions, comme tant de fois un soir d’été, à boire au *** une Orval en terrasse !)
Puis : « Je démissionne de la CGT. » « C’est tous des cons ! », s’enflamme-t-il.
Il veut pisser dans le verre d’eau que je lui ai servi, paraissant le confondre avec un urinal. Pour ce faire, il écarte ses couches. Il fait un geste pour arracher la sonde urinaire — geste qu’il interrompt subitement, comme si le voile de la morphine venait de se déchirer et qu’il avait compris la méprise.
Un grand sourire l’illumine quand il me dit « jeudi » pour signifier que Pascal vient.
Il me sourit aussi.
Mais, comme il se montre passablement agité, comme j’ai peur d’un comportement à nouveau aberrant où lui, se blesserait, la mort proprement déjà dans l’âme, j’écourte, — presque sûr moi aussi par avance que nous venons, avec toute l’intensité possible, l’un l’autre de nous faire nos adieux…