Archive GA CCCLI - De l’âge (18) [De la mort. De la maladie.]
[Pour N***, qui a dorénavant l’âge que j’avais quand nous nous rencontrés1.]
Nuit du 9 au 10 avril 2013
En moins d’un mois, J.-M. est devenu un vieillard. Il sera bientôt un légume.
N’étant pas très doué pour faire face à ce genre de circonstances, c’est assez mal que je me prépare à affronter l’inéluctable.
Et, comme en une espèce de miroir, en une sorte de promnésie — ou ce qui pourrait advenir — la peur d’un jour connaître la même épreuve. Pensée proprement insupportable.
J’ai passé quarante-sept ans à croire que je ne vieillirais pas. Ou plutôt — ce qui revient au même — à n’y jamais songer véritablement…
A quarante-sept ans, je porte ma première paire de lunettes.
Encore n’est-ce que pour lire.
A quarante-sept ans, on m’arrache sept ou huit dents. J’ai toujours eu une mauvaise dentition. Déchaussements, gingivites, abcès à répétition — jusqu’à ce que je cesse de fumer. Encore m’avait-on dit que ce serait avant quarante ans qu’on me doterait de ces deux dentiers, qui, pour n’être pas complets, prennent leurs aises dans ma bouche. Je me souviens avoir fait rire R., quand, le second appareil posé, j’avais dit que je n’avais jamais eu autant de dents.
Avec les lovers, j’escamote celui du haut, pour que leur langue vrille à son aise, et rencontre mêmement mon palais, soyeux en bouche.
(Je n’ai avoué cela qu’à Julien. En lui demandant s’il avait remarqué que j’étais appareillé — alors qu’après le dîner j’avais renoncé à pareille coquetterie. Il m’avait répondu que non — et n’avait pas paru décontenancé par l’aveu.
C’était, c’est une autre raison pour lui rendre grâce.)
A quarante-sept ans, R. me quitte.
J’écris « R. me quitte », mais, même si l’idée en est juste, c’est naturellement faux pour ce qui est des faits.
Est arrivé un moment où je ne veux, où je ne peux plus le voir.
C’est encore vrai à présent.
S’il m’arrive de le croiser ou de l’apercevoir, c’est pour constater que toute sa personne suinte encore le poison qu’il était devenu pour lui-même, pour les autres — et pour moi.
Je ne connais guère de sensation si proche de l’absolu abattement — même si elle tient aussi de la panique, une panique teinte d’une tristesse affreuse — que le besoin de fuir quelqu’un pourtant aimé.
A quarante-sept ans, j’ai basculé dans un autre âge.
La maladie de ma mère est venue presque aussitôt.
Je me la reproche parfois, comme si tout était lié.
En ce moment — ce n’est sans doute pas très étonnant —, la maladie de J.-M. me fait perdre un peu pied.
* * *
2C’est pourquoi aussi j’ai si mal vécu les griefs — inattendus, injustes à mes yeux et de toute façon pour une large part incompréhensibles — de N*** à propos d’une expression, dans mon esprit plaisante, mais dont il m’a gardé apparemment rancune durant des mois : je lui avais dit que, lorsque je venais à Paris, dans mes rendez-vous difficiles parfois à organiser, il était « ma variable d’ajustement » — expression qu’il a prise à la lettre et m’a ressortie la fois dernière en m’accusant (ou en s’accusant ?) de ne le considérer — ainsi que, prétendument, le feraient la plupart des gens qu’il connaît — que comme « un plan B », de jouer de lui comme d’un bouche-trou dans mon emploi du temps —, et j’ai eu beau protester avec vigueur qu’il n’en était rien, qu’au contraire c’était souvent lui que je m’arrangeais pour voir le premier, que c’était lui que je souhaitais voir en priorité, toute parole pour effacer entre nous ce malentendu s’est avérée vaine, chaque nouveau message en entraînant un autre développant le même chef d’accusation, voire l’aggravant encore.
(Cela n’a rien à voir avec l’âge — bien sûr. Mais, en ce moment, tout s’amalgame.)
Peut-être aussi aurais-je dix à quinze ans de moins que j’aurais pu séduire N***.
La sorte d’amitié amoureuse qui me lie à lui — et dont il ne semble avoir aucunement conscience (sans quoi il ne m’aurait jamais cherché noise d’une formule maladroite peut-être mais certainement pas dévalorisante, sans quoi je la lui aurais tue) — serait-elle en train de prendre l’eau ? En même temps, j’ai vite pris conscience que ce que l’un pourrait apporter à l’autre ne saurait nous convenir, non pas au plan physique ou sexuel (je suis certain que nous nous entendrions bien sur ce registre), mais qu’au plan psychologique ou personnel nous nous déséquilibrerions l’un l’autre en permanence.
N***, je ne sais s’il s’en rend compte, est d’ailleurs terriblement susceptible, tyranniquement exigeant (je croyais qu’il ne l’était que pour ses amants, mais cela vaut pour ses amis aussi). Cela découragerait en moi toutes approches amoureuses — et ce, d’autant mieux qu’exigeant je le suis aussi. Mais cela solidifie, cela cimente l’affection que j’éprouve pour lui. D’où l’abattement ressenti de lui avoir fait de la peine, mais aussi d’avoir dû subir d’injustes reproches de sa part. Je ne crois pas qu’il ait idée de ce qu’il m’a rendu malheureux.
Il faut dire que j’ai pris sur moi, comme, dans un second mouvement, il paraissait regretter de s’être montré si violent et me demandant si je ne lui en voulais pas trop, d’amoindrir ma tristesse et de lui répondre que si je lui en avais voulu un peu je ne lui en voulais plus du tout… Or, cela n’a pas apaisé les tensions entre nous, mais cela les a relancées quelque peu, avant qu’enfin l’emballement de la machine s’achève…
* * *
Avec J.-M., je dois économiser mes forces. Je tâche de repousser en lisière mes émotions. Sinon, je ne tiendrai pas la distance — celle qui, si minime soit-elle, le mène à la mort.
Je me reproche déjà par avance d’être à Naples puis à Paris durant douze jours très prochainement, comme si je voulais fuir, alors que ces vacances ont été décidées avant le brusque emballement de la maladie, de même d’ailleurs que mon dernier week-end à Paris.
La famille prend possession de son mort.
C’est Pascal en amont qui aura pris les décisions les plus énergiques, mû par des réflexes professionnels sans doute. C’est Pascal qui aura prévenu Patrice, le frère de J.-M., de la gravité de l’évolution de la maladie — et l’aura enjoint à venir.
Patrice est donc là depuis une semaine. Les sœurs auront davantage tardé à se déplacer.
* * *
Lorsque j’arrive dans cette chambre d’hôpital, l’on fait rond autour du lit. On me laisse trois quarts d’heure debout.
Ils sont là, pleins de souvenirs communs.
Or, J.-M., peut-être pour faire diversion, me stupéfie quand, entre deux délires morphiniques, il évoque la soirée que nous avions passée à Bruxelles la veille de mon départ pour l’Indonésie. Selon lui, nous aurions mangé un waterzoi. Je ne me souviens de rien.
Patrice me rapporte que J.-M. m’a fictivement téléphoné à quatre heures du matin l’avant-veille. Fictivement car il n’avait aucun téléphone à la main mais s’adressait à moi comme si tout aussi bien j’étais à l’autre bout de ce fil imaginaire qu’il avait mis entre lui et moi.
Lorsque j’arrive dans cette chambre d’hôpital, il me dit : « Mais tu n’es pas à Paris ? » Il y a déjà six jours que je suis rentré. Et nous nous sommes vus deux fois depuis.
« Tu nous auras bien fait rire ! » dit l’une des deux sœurs en partant.
La phrase me glace un instant, peut-être parce qu’elle est à rebours de ce que j’aurais pu, voulu ou su dire.
C’est surprenant, en fait, comme chacun, face à quelqu’un qui va mourir, mesure sa réaction, rapporte à lui l’événement. Ainsi, la veille, au restaurant, Patrice me donnait l’impression de s’attribuer un rôle héroïque dans le face à face avec son frère qui l’occupait depuis cinq jours.
Et je me suis surpris moi-même à renchérir sur une posture analogue.
Seul Pascal, dans ce théâtre, m’a paru pleinement efficace — et aimant. L’amour qui le lie encore à J.-M. vingt ans après m’a profondément touché.
D’eux, de nous tous, c’est lui le plus éprouvé.
Je lui ai tout pardonné (pardonné ses anciennes incartades, en fait : pardonné non celles-ci, à propos de quoi je ne le jugeais pas, mais de m’en avoir fait le confident et pardonné de s’être effaré de s’être entendu dire un jour que je ne souhaitais plus l’être car ces confidences m’étaient précisément trop lourdes à porter, pardonné du froid dont il m’avait témoigné ensuite…).
Ce pardon n’est rien d’ailleurs au regard de ce que j’éprouve pour lui aujourd’hui, puisque — peut-être parce qu’il me semble le voir avec les yeux de J.-M. — j’aurais plutôt : de la reconnaissance.
* * *
Il aura fallu la maladie pour que J.-M. et moi nous embrassions — au lieu de ces poignées de mains échangées durant plus de trente ans.
Puis pour que je lui prenne la main.
* * *
J’ai appris un nouveau mot, « clamper ».
[Publié sur GayAttitude le 21/06/2013 à 12:17]
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1La dédicace est naturellement ajoutée [12 mai 2024].
2Les passages figurant en bistre n'ont jamais été publiés sur GayAttitude.