1634 - Pages choisies : de Arthur DREYFUS et Dominique FERNANDEZ, Correspondance indiscrète, Edition Grasset et Fasquelle, 2016, pp. 47-50 [version courte]
[…] [J]e repose la question : est-ce vraiment un bonheur de vivre aujourd'hui ?
Certes les temps ont changé, et tu estimes que durant la « Manif pour tous », les « hordes qui défilaient avec des slogans abjects ont été du pain bénit », en ce qu'elles permirent de désigner l'ennemi : oui, mais j'ai pensé, sans cesse, devant ce spectacle, aux pauvres enfants agitant des fanions bleus et roses, perchés sur les épaules de parents qui, demain, les rejetteront au nom de leur différence. Combien de drames en perspective¹? À ce sujet, je souhaite te narrer pour finir trois choses. En premier lieu, ce SMS reçu la semaine dernière de son père par mon ami Anyss, âgé de vingt ans : J'ai enfanté un homme pas un pédé. Tu me dégoûtes. Je ne te considère plus comme mon fils. Tu peux effacer mon numéro. En deuxième lieu, cet extrait de mon journal, rédigé la semaine dernière :
Frissons dans le dos lorsque Ludovic me raconte l'outing de son jeune compagnon. Le garçon a vingt-deux ans, originaire de Limoges, étudie l'architecture à Paris. Une cousine, dans je ne sais trop quelles conditions, apprend qu'il est homosexuel, qu'il va à des fêtes gays. Elle le dit à son père, qui habite Limoges, qui le répète au père du garçon, qui le convoque dans le meilleur restaurant limougeaud. Le garçon est inquiet, il pressent que sa cousine a parlé, monte dans le train la peur au ventre, s'assied face à son père le jour dit à l'heure dite, dans le grand restaurant. Le père a commandé un bon vin. Il malaxe entre ses doigts le bouchon de la bouteille — et commence sans introduction : « Alors à ce qu'il paraît, tu es pédé ? (Une pause.) Je les connais, moi les pédés. J'en vois tous les jours. Tiens, parce que t'auras besoin de ça. » Sur ces mots, posant le bouchon de liège sur la nappe, il reprend : « Dans vingt ans, tu te seras tellement fait enculer que ťauras besoin d'un bouchon pour pas chier dans ton froc. Garde-le précieusement. Par ailleurs, il va sans dire que dès lundi je retire la caution de ton appartement et que je cesse de payer ton école. »
1.J'ai interrogé récemment pour un journal la députée Nathalie Kosciusko-Morizet, qui soutenait la thèse stupéfiante que c'est François Hollande, à cause de sa loi sur le « Mariage pour tous », qui avait fabriqué, provoqué, diffusé de l'homophobie : « Vous voyez, quand vous êtes aujourd'hui un jeune homosexuel qui est en train de découvrir son homosexualité, qui est dans une famille très mobilisée contre le mariage gay, dans un pays dans lequel le président de la République a pris le risque du clivage, eh bien ce président est responsable de sa souffrance. Et d'ailleurs quand j'en parle avec des associations, elles le constatent elles-mêmes. Après, chacun ira dire que c'est la faute de l'un ou de l'autre, mais la réalité c'est qu'on est sortis de ce débat avec des situations de souffrance. »
À ce stade du récit, Ludovic ajoute : « Typiquement, le père pense qu'à Paris ils en sont tous. » Le laïus du père se poursuit : « Tu vivras sans moi ta vie de pédé. Inutile d'ajouter que je t'interdis de voir tes frères, qui n'ont pas besoin de ton influence. Maintenant tu peux partir, t'es pas obligé d'attendre la fin du repas. »
Le garçon quitte alors le restaurant, marche quelques minutes dans la rue, hébété, assommé, avant de s'écrouler en pleurs sur un trottoir, d'où il ne décolle pas jusqu'à ce que Ludovic arrive de Paris et le récupère en voiture. Je demande si « ça va mieux ». Ludovic m'explique que les choses s'arrangent « légèrement », comme toujours, avec le temps – le père l'a autorisé à voir ses frères –, mais que cet été, ce « connard » n'a pas prévenu son fils de la mort de sa grand-mère, dont il était proche. Le fils l'a tout de même incidemment apprise, et s'est rendu à l'enterrement. L'y trouvant, son père s'est placé face à lui dans l'allée du cimetière: « C'est l'enterrement de ma mère. Tu n'as rien à foutre ici. Tu dégages. » Alors le garçon a dû patienter en retrait, le temps de la cérémonie, pour aller pleurer seul sur la tombe de son aïeule. Voilà une histoire qui a eu lieu en France, en 2015. Pour une fois, la misère n'est pas coupable : le père est un bon bourgeois de province, qui gagne bien sa vie, qui possède une belle maison, qui porte des trench-coats neufs.
Quand les pères comprendront-ils cette vérité primordiale : ce n'est pas un choix ? J'en viens enfin à la troisième chose pour terminer sur une note moins dramatique, j'invoque pour cela la besogne du baiser. Variante du chatouillement pour Edmond de Goncourt, de l'éternuement selon Pascal (je me demande ce qui vaut mieux), voici ce que me confiait récemment, dans un e-mail, mon ami Armand, qui n'a pas vingt-cinq ans :
Ce n'est plus mon homosexualité qui me pose problème, comme ça a pu l'être au lycée, maintenant je trouve même cela fantastique. Mon problème c'est moi, mon corps, ma confiance. Plus le temps passe, et plus j'ai l'impression d'avoir quelque chose en moins que les autres : je ne connais pas le goût d'un baiser, d'une caresse ou de tout autre chose... Le fossé se creuse et je m'éloigne. Je ne dis pas ça les larmes aux yeux, je ressens juste un peu de mélancolie. Toutefois je crois un peu à la destinée, et je me dis qu'il y a sûrement une raison à cet état de fait. Sans doute aurais-je été complètement différent si j'avais embrassé un garçon à 16 ans, mais je ne parviens pas à mettre de côté ma peur de mourir sans jamais avoir embrassé personne.
Depuis, Armand a embrassé ; il peut mourir en paix -même si rien ne presse. Toute cette satisfaction me rappelle que j'avais promis de te conter mon aventure alpine. Trop long : ce sera pour la prochaine fois !
Je t'embrasse.
Arthur.