1636 - Pages choisies : de Arthur DREYFUS et Dominique FERNANDEZ, Correspondance indiscrète, Edition Grasset et Fasquelle, 2016, pp. 42-50 [version longue]
de Arthur Dreyfus et Dominique Fernandez, Correspondance indiscrète, Edition Grasset et Fasquelle, 2016, pp. 42-50 [version longue] :
[…] Peut-on comparer les expériences sexuelles d'une génération à l'autre en faisant abstraction de nos structures éducatives ?
Les modèles disponibles à mon époque, à la télévision, au cinéma, ou même dans la rue, étaient invisibles il y a cinquante ans. Est-ce le résultat d'une efficace éducation sexuelle ? Cette idée même semblait jadis à tes « esprits droits » aussi « éloignée qu'un Terrien est distant de la Lune ». Elle me semble tout aussi utopique aujourd'hui. Comment « éduquer sexuellement » des enfants, sans fixer malgré soi des limites, sans produire une morale ? La seule morale qui vaille — et qui s'enseignerait en une minute — serait d'affirmer : tout est autorisé entre personnes consentantes. L'éducation sexuelle devrait faire partie d'une plus large pédagogie, qui instruirait la jeunesse dans la tempérance et la mesure nécessaire à toute chose. N'est-ce pas là une antique idée ? Quoi qu'il en soit, pour clore le sujet du biais, le sentiment de ne pas se trouver à la bonne place, de ne pas savoir qui l'on est, d'époque en époque, de milieu en milieu, lui, n'a jamais changé. Mon éducation sexuelle se fit auprès de copains plus érudits que moi, et à la faveur de multiples explorations personnelles. Devant mes premiers sites pornos, à treize ans, je tremblais de peur et d'appétit. Un adulte pouvait « monter » à tout moment, et le sentiment de braquer une banque, de me trouver là où il ne fallait pas que je sois, façonnait déjà mon désir — je conçois donc ta « fierté liée au sentiment de faire une chose défendue ». L'idée que le monde secret (pour toi les statues grecques, pour moi les sites) passe pour un monde complice est à mes yeux formatrice, en ce qu'elle conduit à prendre tôt conscience du vernis qui recouvre toute sociabilité — et à en jouer. De fait, lorsque je pratiquais l'onanisme à plusieurs, c'est subrepticement sur le corps et la voix des autres garçons que je me concentrais, au lieu de fermer les yeux, comme tout le monde, pour voir se manifester... la Femme. À mes yeux, toute amitié était particulière : je faisais à l'école des demandes en amitié, comme on fait une demande en mariage. Une jeune personne appartenant à « la norme » peut-elle se figurer cette contrée où tous les chemins qu'on te propose se révèlent impraticables ; où tout effort ressemble à une comédie toute tendresse publique, à une démonstration ?
Tu concevais le baiser comme une laideur physiologique, une variante de la bave. La comparaison est amusante, même si elle est triste. Je ne voyais pas les choses ainsi. Je rêvais de baisers romantiques, sans bien me les représenter physiquement. C'est d'amour dont j'avais le plus envie, et sans comprendre pourquoi, je devinais que cet amour-là me détournerait de ma famille. Excepté les précoces jeux sexuels (sur lesquels je reviendrai), mon premier baiser fut échangé avec Germaine, à l'occasion d'une colonie de vacances, autour de mes quatorze ans.
Je m'étais précipité dans cette entreprise par obligation, afin de ne pas perdre la face devant mes camarades, mû par une sorte de devoir moral aussi. Ayant essuyé le refus de toutes les filles de la colonie, la dernière avait fini par accéder à ma requête ; à la condition que je ne change pas de coiffure. Victoire ! Je me rappelle notre premier contact buccal, dénué d'agrément. J'avais peur de mal faire, je flottais au-dessus de mon propre corps, et une fois le baiser achevé, la première chose qui me vint à l'esprit ne fut pas de récidiver, mais d'aller m'en vanter auprès des copains. Le lendemain, lorsque Germaine apprendrait que j'avais d'abord fait la cour à toutes les autres avant elle, elle me quitterait illico — à mon grand soulagement. Des mois durant, je chérirais ce moment comme un trésor à ne surtout pas révéler à mes parents — en particulier, à ma mère.
Le baiser suivant fut le plus beau du monde : mon vrai premier baiser. J'avais rencontré Simon sur Internet. Il avait quatorze ans, moi quinze, et nous ne cessions de converser : par téléphone, par courrier, par e-mails. Il était de Brignoles (il avait l'accent du Sud), moi de Lyon, mais son père, chercheur en géographie devait participer à un colloque dans ma ville ; et son fils l'avait convaincu de l'accompagner. De mon côté, je bénéficiais de l'aide de Denis un camarade plus âgé que moi —, qui acceptait de me confier un après-midi les clés de son logement. L'attente fut interminable, mais le rendez-vous vint. Je distingue encore la silhouette de Simon, un samedi ensoleillé devant la fontaine Bartholdi de la place des Terreaux — que nous rebaptiserions place des Hétéros. Parvenus dans l'appartement enchanté, je ne sais plus comment les choses s'initièrent, mais nous passâmes quatre heures à nous embrasser sans interruption, et à nous photographier en le faisant — images que je contemple aujourd'hui avec une nostalgie d'aïeul. Par peur de précipiter les choses, nous n'étions pas allés plus loin que ces étreintes-là, qui devinrent pour moi, à compter de ce jour, le summum de l'amour.
La bouche est notre organe le plus intelligent : c'est lui qui dit la pensée aussi vite qu'elle pense, quand la main n'est que secrétaire. Réduire cette bouche au silence par l'entremise de la sensualité, c'est rappeler comme Musset que « le seul vrai langage au monde est un baiser » — du moins, le plus puissant. La bouche mange également : deux amants qui s'embrassent se nourrissent l'un de l'autre, de leurs langues, de leurs lèvres, du parfum et du goût de leurs cavités ; de tout ce qui compose le miracle du corps adverse. Je n'y vois aucune laideur, sauf à considérer, derechef, le corps entier comme tel. Un ami écrivain, adepte des tenues de danse (tutus, collants, pourpoints...), me lance souvent, en des termes peu raffinés : « Je suis désolé, une bite baveuse, un vagin béant, ce n'est pas beau, tandis que saint Sébastien par le Pérugin — ou Noureev accomplissant des entrechats —, c'est beau. » La seule riposte que je puisse lui opposer, c'est celle-ci : lorsque nous faisons l'amour avec quelqu'un, nous ne faisons pas l'amour avec un corps, mais précisément avec quelqu'un — sans quoi le marché des poupées gonflables aurait depuis longtemps balayé celui de la prostitution. Obsédé sexuel ou non, c'est après l'autre que l'on court.
Dans ta lettre, une seconde question me turlupine : comment savais-tu que ta consommation fantasmatique d'Hermès, d'Apollons, de Triptolèmes était une chose défendue ? Quand avais-je saisi que mes sites l'étaient autant ? Force est de constater que cette société, qui ne nous avisait de rien, nous disait quand même quelque chose. Ainsi que le négatif d'une photographie, elle nous transmettait, malgré elle, une certaine idée du libertinage — j'en reviens à la machine à névroses — et je pense, ce soir, aux islamistes de tous poils qui, sous couvert de se prémunir autoritairement des pulsions du corps (en barricadant les femmes, en assassinant les homosexuels), bâtissent la société la plus oppressée par le sexe au monde.
Tu choisissais des filles inaccessibles, comme pour assurer la plèbe de ta bonne volonté, sans favoriser son aboutissement. La stratégie est courante, et renferme des variantes : plutôt que de choisir des filles impossibles, de nombreux gays s'éprennent de garçons hétérosexuels. Si les raisons d'une telle inclination peuvent être variées, et valides, lorsque celle-ci devient une habitude — en particulier une habitude dans l'échec —, elle n'est pas éloignée du supplice de la flagellation. Les mots que tu emploies pour te peindre font froid dans le dos : « Quelqu'un qui n'a pas sa place dans l'univers, qui donc n'aurait pas dû être né.» Je sens que ces souvenirs t'enchaînent encore, et j'en éprouve du chagrin. Certaines douleurs ne s'évaporent pas sans marquer leur empreinte : jusqu'à la mort, on est l'enfant de son enfance. J'allais te poser la question du suicide, de son éventualité, avant de lire que tu « aurais pu y céder sans un fort amour de la vie. » À quoi ressemblait ce fort amour de la vie ? D'où venait-il? T'a-t-il jamais quitté ?
Tu dis aussi : « Je faisais le clown plutôt que d'avouer ma détresse », et cette observation met en lumière un détail de mon adolescence jusque-là peu examiné. Autour de mes treize ans — au début de la puberté —, je me passionnai pour la magie. Du clown au prestidigitateur, il n'y a qu'un pas. J'avais résolu de me présenter aux autres comme un monstre, mais un monstre autorisé ; fascinant même. D'entre tous les arts, la magie est celui du secret légitime : nous savons qu'il y a illusion, mais nous l'acceptons. Mon entourage, ma famille n'ignoraient pas que je détenais un secret — et même si ce n'était point celui qu'on croyait, cela me suffisait.
Bon, je me rends compte que je suis bavard, et il faut bien conclure quelque part. Pour revenir à nos moutons, je repose la question : est-ce vraiment un bonheur de vivre aujourd'hui ? Certes les temps ont changé, et tu estimes que durant la « Manif pour tous », les « hordes qui défilaient avec des slogans abjects ont été du pain bénit », en ce qu'elles permirent de désigner l'ennemi : oui, mais j'ai pensé, sans cesse, devant ce spectacle, aux pauvres enfants agitant des fanions bleus et roses, perchés sur les épaules de parents qui, demain, les rejetteront au nom de leur différence. Combien de drames en perspective¹? À ce sujet, je souhaite te narrer pour finir trois choses. En premier lieu, ce SMS reçu la semaine dernière de son père par mon ami Anyss, âgé de vingt ans : J'ai enfanté un homme pas un pédé. Tu me dégoûtes. Je ne te considère plus comme mon fils. Tu peux effacer mon numéro. En deuxième lieu, cet extrait de mon journal, rédigé la semaine dernière :
Frissons dans le dos lorsque Ludovic me raconte l'outing de son jeune compagnon. Le garçon a vingt-deux ans, originaire de Limoges, étudie l'architecture à Paris. Une cousine, dans je ne sais trop quelles conditions, apprend qu'il est homosexuel, qu'il va à des fêtes gays. Elle le dit à son père, qui habite Limoges, qui le répète au père du garçon, qui le convoque dans le meilleur restaurant limougeaud. Le garçon est inquiet, il pressent que sa cousine a parlé, monte dans le train la peur au ventre, s'assied face à son père le jour dit à l'heure dite, dans le grand restaurant. Le père a commandé un bon vin. Il malaxe entre ses doigts le bouchon de la bouteille — et commence sans introduction : « Alors à ce qu'il paraît, tu es pédé ? (Une pause.) Je les connais, moi les pédés. J'en vois tous les jours. Tiens, parce que t'auras besoin de ça. » Sur ces mots, posant le bouchon de liège sur la nappe, il reprend : « Dans vingt ans, tu te seras tellement fait enculer que ťauras besoin d'un bouchon pour pas chier dans ton froc. Garde-le précieusement. Par ailleurs, il va sans dire que dès lundi je retire la caution de ton appartement et que je cesse de payer ton école. »
1.J'ai interrogé récemment pour un journal la députée Nathalie Kosciusko-Morizet, qui soutenait la thèse stupéfiante que c'est François Hollande, à cause de sa loi sur le « Mariage pour tous », qui avait fabriqué, provoqué, diffusé de l'homophobie : « Vous voyez, quand vous êtes aujourd'hui un jeune homosexuel qui est en train de découvrir son homosexualité, qui est dans une famille très mobilisée contre le mariage gay, dans un pays dans lequel le président de la République a pris le risque du clivage, eh bien ce président est responsable de sa souffrance. Et d'ailleurs quand j'en parle avec des associations, elles le constatent elles-mêmes. Après, chacun ira dire que c'est la faute de l'un ou de l'autre, mais la réalité c'est qu'on est sortis de ce débat avec des situations de souffrance. »
À ce stade du récit, Ludovic ajoute : « Typiquement, le père pense qu'à Paris ils en sont tous. » Le laïus du père se poursuit : « Tu vivras sans moi ta vie de pédé. Inutile d'ajouter que je t'interdis de voir tes frères, qui n'ont pas besoin de ton influence. Maintenant tu peux partir, t'es pas obligé d'attendre la fin du repas. »
Le garçon quitte alors le restaurant, marche quelques minutes dans la rue, hébété, assommé, avant de s'écrouler en pleurs sur un trottoir, d'où il ne décolle pas jusqu'à ce que Ludovic arrive de Paris et le récupère en voiture. Je demande si « ça va mieux ». Ludovic m'explique que les choses s'arrangent « légèrement », comme toujours, avec le temps – le père l'a autorisé à voir ses frères –, mais que cet été, ce « connard » n'a pas prévenu son fils de la mort de sa grand-mère, dont il était proche. Le fils l'a tout de même incidemment apprise, et s'est rendu à l'enterrement. L'y trouvant, son père s'est placé face à lui dans l'allée du cimetière: « C'est l'enterrement de ma mère. Tu n'as rien à foutre ici. Tu dégages. » Alors le garçon a dû patienter en retrait, le temps de la cérémonie, pour aller pleurer seul sur la tombe de son aïeule. Voilà une histoire qui a eu lieu en France, en 2015. Pour une fois, la misère n'est pas coupable : le père est un bon bourgeois de province, qui gagne bien sa vie, qui possède une belle maison, qui porte des trench-coats neufs.
Quand les pères comprendront-ils cette vérité primordiale : ce n'est pas un choix ? J'en viens enfin à la troisième chose pour terminer sur une note moins dramatique, j'invoque pour cela la besogne du baiser. Variante du chatouillement pour Edmond de Goncourt, de l'éternuement selon Pascal (je me demande ce qui vaut mieux), voici ce que me confiait récemment, dans un e-mail, mon ami Armand, qui n'a pas vingt-cinq ans :
Ce n'est plus mon homosexualité qui me pose problème, comme ça a pu l'être au lycée, maintenant je trouve même cela fantastique. Mon problème c'est moi, mon corps, ma confiance. Plus le temps passe, et plus j'ai l'impression d'avoir quelque chose en moins que les autres : je ne connais pas le goût d'un baiser, d'une caresse ou de tout autre chose... Le fossé se creuse et je m'éloigne. Je ne dis pas ça les larmes aux yeux, je ressens juste un peu de mélancolie. Toutefois je crois un peu à la destinée, et je me dis qu'il y a sûrement une raison à cet état de fait. Sans doute aurais-je été complètement différent si j'avais embrassé un garçon à 16 ans, mais je ne parviens pas à mettre de côté ma peur de mourir sans jamais avoir embrassé personne.
Depuis, Armand a embrassé ; il peut mourir en paix -même si rien ne presse. Toute cette satisfaction me rappelle que j'avais promis de te conter mon aventure alpine. Trop long : ce sera pour la prochaine fois !
Je t'embrasse.
Arthur.