1632 - Pages choisies (et commentaire) : Arthur Dreyfus, Histoire de ma sexualité
de Arthur Dreyfus, Histoire de ma sexualité, Gallimard, “N.R.F.”, 2014, pp. 14-15 :
1. Le premier souvenir, c'est celui qui me précède, et qui explose bien plus tard, au détour d'un porte-clés. Je suis dans la voiture avec ma mère qui me conduit au collège, nous longeons l'hôpital Édouard-Herriot, à Lyon (c'est le décor qui vient, ni beau ni laid, transparent comme un tag effacé ; nuancier de couleurs ternes : gris, neige, sable, bleu très pâle, anthracite, coquille d'œuf, crème). Nous écoutons Fréquence Jazz, Rire et chansons, ou Nostalgie. Ondule entre mes doigts un cœur en inox pendu à une chaînette. Pour la Saint-Valentin, en vertu d'un montant minimum d'achat dans les boulangeries Paul, ma mère a reçu en cadeau ce porte-clés promotionnel, sur la face duquel est gravée la marque PAUL.
J'aime la sobriété de l'objet, comme le sens qu'il au creux de mes mains. Je ne connais pas de Paul (mais conçois, en secret, le projet d'en rencontrer un sans délai pour lui faire don de cette amulette). On se donne trop de peine. À cet instant précis, le fétiche m'est retiré : « Tu ne peux pas garder ça, les gens penseraient que tu es amoureux d'un Paul. »
L'agglomération fait couler sa tiédeur durant quelques minutes supplémentaires lorsque tout à coup ma mère ajoute, comme si c'était la suite logique : « Paul c'est ton quatrième prénom ; après Arthur, Jean et Simon — Jean et Simon pour tes grands-pères ; Paul pour le prénom abandonné. Au dernier moment j'ai changé. À cause des initiales. Paul Dreyfus : on t'aurait chambré à l'école. »
À l'époque, je souris en dedans. Je suis surtout déçu pour mon porte-clés. J'embrasse ma mère, je claque la portière. Débute le cours de géographie. Quelques années plus tard, l'échange me revient ; mon sourire est plus franc.
Hormis d'elles-mêmes, les mères ne sont dupes de personne.
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J’ai rapporté déjà les dénis de ma propre mère, qui, lorsque je les avais appris, m’avaient stupéfié. Ils continuent, quoi que j’en aie, à dévaster ma mémoire, celle du sexagénaire que je suis, celle (surtout) de l’adolescent que j’étais, en m’obligeant à reconsidérer le feuilleté de mon passé, de mon histoire, de l’archéologie même de ma mienne sexualité. Ce que j’y exhume tiendrait-il, chez le fils, à quelque dissimulation, quelque mensonge par omission — à l’instar du protagoniste incarné par Benjamin Voisin dans Eté 85, lequel, pour peu qu’on y réfléchisse, écarte malgré tout la question qui lui est posée, s’en tenant à la surface — aux somnifères, au sommeil profond de la mère ?
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L’anecdote contée par Arthur Dreyfus me rappelle que la mienne chambrait parfois mon père à propos des initiales de ses prénom et nom : DP. Encore plaisantait-elle, contrairement à la mère du narrateur d’Histoire de ma sexualité.
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Je me souviens avoir jadis émis auprès de J.-M. l’hypothèse (plaisante en une tout autre direction, elle aussi) que les pédés pourraient peut-être parfois assumer les pulsions refoulées de leur père… Hypothèse vertigineuse, en vérité — surtout quand on considère les réactions violemment homophones de ces géniteurs qui mettent leur fils à la rue sans ressources, telles que retracées dans des documentaires, témoignages, récits, reportages que l’on peut voir, lire, entendre…
— A coup sûr, les mères sont infiniment préférables dans leur rejet — en ce qu’elles ne sont dupes de personne d’autre que d’elles-mêmes.
(à suivre)
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