1666 - Balises, chaînes, ex-libris, pages choisies

Publié le par 1rΩm1

 

 

Balises, 

chaînes, 

ex-libris, 

pages choisies 

 

Les livres conservent des souvenirs depuis effacés qui attendent leurs revenants, résistibles, dont j’aime pourtant les « chaînes » qu’ils convoquent à leur passage. 

En l’occurrence, deux ex-libris font office de mémoire supplétive. 

 

Le premier : Epoussetant les livres de ma bibliothèque, je dois faire de la place pour le Planétarium de Nathalie Sarraute, donné il y a quelques semaines par T. qui s’est procuré l’édition Pléiade de l’auteure et lu entre-temps ; or, il se trouve posé sans façon à plat sur les autres livres. J’inspecte le rayon (de Sand à Shakespeare) pour trouver quelque opus qui ferait office de doublon et dont je pourrais me débarrasser en l’abandonnant dans l’armoire aux livres de l’université toute proche. J’avise une édition illustrée de Le Roi au masque d'or de Marcel Schwob et vérifie que je le possède sous une autre forme.

Marcel Schwob, dessin de Félix Vallotton

Marcel Schwob, dessin de Félix Vallotton

Lévy Dhurmer, Marguerite Moréno, 1898

Lévy Dhurmer, Marguerite Moréno, 1898

Sur la première page, outre mon monogramme, un lieu, une date : Nantes, 17 mai 2002 ; sur la dernière, l’inscription, 21 mai 2002, que je suppose le jour où j’ai achevé ma lecture du volume. (Je le proposerai finalement à T., en un juste – mais mince, puisqu’il ne contient que deux nouvelles — retour des choses.) 

J’étais chez R. ce jour-là. 

Le second : Acheté dans un « bar-bouquinerie » de Rennes, La Bernique Hurlante, dont je retrouve une carte postale aux couleurs de l’arc-en-ciel conservée comme marque-pages,

1666 - Balises,   chaînes,   ex-libris,   pages choisies

La première page porte au crayon le chiffre rayé de 100, suivi de l’indication 11 € (c’était, de fait, l’année du passage à l’euro), tandis que la quatrième de couverture confirme le prix initial du volume : 100,00 FF. 

Figure en tête du volume : Rennes, 2 juillet 2002. Pour lors, l’année scolaire finie, je voyageais en Bretagne avec R. depuis Nantes. 

En manque de lecture ces derniers temps, c’est un autre hasard objectif qui m’a amené à ouvrir ce récit, à me reconduire à la même année 2002, à le relire une troisième fois. 

Outre la chanson éponyme de Juliette sur des paroles de Pierre Philippe,

il paraît légitime que j’en reproduise quelques pages… 

 

-=-=-=-=-=-=- 

de RACHILDE, Monsieur Vénus [1884], Flammarion, 1977, pp.  72-77 : 

Son énergie épuisée, il reglissa au plus profond de ses couvertures, se repliant sur lui-même comme un animal battu.  

— Bien vrai ? demanda Raoule, secouée par un frisson délicieux.  

— Oui, bien vrai ! 

Il remonta au jour sa tête ébouriffée, tandis que son admirable teint  

de blond prenait une nuance rose.  

— Alors, pourquoi l’avoir laissée partir, cette lettre ?  

— Je ne savais pas, moi ! Marie me certifiait que j’avais la fièvre, sa fièvre. Elle m’a donné une drogue et j’ai eu le délire toutes les nuits, elle disait que c’était de la quinine ; je l’aurais bien retenue, seulement la poigne m’a manqué. Ah ! vous pouvez le remballer votre atelier de malheur ! Dieu de Dieu !...  

Essoufflé, il essaya de s’asseoir sur son séant, ce qui fit que Raoule s’aperçut d’une chose étrange : il avait une chemise de femme, une chemise garnie d’un feston.  

— C’est elle aussi qui t’arrange de la sorte ? dit Raoule en touchant le feston sur son cou.  

— Vous croyez que j’ai du linge ? Il y a longtemps que mes lambeaux sont loin. J’avais froid, on m’a collé ça sur la peau... Est-ce que je sais si c’est une chemise de femme, moi !...  

— Oui, c’en est une, Jacques ! 

Ils s’envisagèrent un instant, se demandant s’il fallait rire de l’aventure.  

Marie cria du fond de l’atelier :  

— Je vais mettre deux couverts, n’est-ce pas ?... 

Alors acquiesçant à tout pour avoir la paix dans sa honte qui commençait à la griser, Raoule de Vénérande ferma la porte au verrou pendant que Jacques se décidait à rire de bon cœur. Puis elle revint, hésitante, vers le lit. Il avait un rire d’enfant très doux et bête à ravir, un rire plein de grâces, provocant, vous donnant de mauvais frissons. Elle ne cherchait pas à s’expliquer la force émanant de cette bêtise, elle s’en laissait envelopper comme le noyé se laisse envelopper par la vague après ses dernières luttes et s’abandonne pour toujours au courant. Elle écarta un peu la draperie bleue afin de mettre en lumière la tête du jeune homme. 

— Tu es malade ? fit-elle machinalement. 

— Je ne le suis plus, puisque je vous vois !... répondit-il d’un air vainqueur. 

— Veux-tu me faire un plaisir, Jacques ? 

— Tous les plaisirs, Mademoiselle ! 

— Eh bien ! tais-toi. Je ne viens pas ici pour t’entendre. 

Il se tut, assez vexé, se disant que le compliment sans doute n’avait pas paru neuf à cette renchérie. Les femmes du vrai monde sont nantes dans l’intimité, et, pour un début, il tâtonnait beaucoup trop, il en avait conscience. 

— Je vais dormir ! déclara-t-il tout à coup, ramenant son drap jusqu’à son nez. 

— C’est cela ! Dors, murmura Mlle de nérande. Sur la pointe des pieds, elle alla faire glisser les stores, puis alluma une veilleuse dont le cristal dépoli laissa tomber une nuée dans l’atmosphère. 

De temps en temps Jacques levait les cils, et ces choses discrètement accomplies par cette femme svelte, toute noire, lui donnaient une confusion atroce. 

Enfin elle se rapprocha tenant une petite boîte d'écaille à la main. 

— Je t’ai apporté, dit-elle avec un sourire maternel, un remède qui ne ressemble pas du tout à la quinine de ta sœur. Tu vas le prendre pour dormir plus vite !... 

Elle mit son bras autour de sa tête et une cuiller de vermeil à portée de sa bouche.  

— Soyons sage !... fit-elle en plongeant son regard sombre dans le sien. 

— Je ne veux pas ! déclara-t-il d’un accent de colère. 

Il se souvenait maintenant d’avoir acheté sur les quais, en un jour de liesse, un méchant livre de vingt-cinq centimes intitulé : Les exploits de la Brinvilliers et c’était toujours avec une idée d’empoisonnement qu’il pensait aux amours des grandes dames. Son cerveau, un peu affaibli, se retraça, tout de suite, une tentative criminelle faite par une cagoule de velours sur un monsieur déshabillé. Il vit le monsieur repoussant une tasse d’un geste tordu. Raoule voulait sûrement se débarrasser de lui, il y a des créatures qui ne reculent devant rien quand elles se croient compromises ! Aussi, Jacques posa-t-il le poing en avant, prêt à l’écraser à son premier mouvement offensif. Pour toute réponse Raoule mordit du bout des dents au contenu de sa cuiller. 

— Je ne suis pas un nourrisson ! fit-il désorienté. On n’a pas besoin de me mâcher les morceaux ! 

Et il avala sans sourciller ce remède verdâtre, au goût de miel. Raoule s’assit sur le rebord du lit tenant ses deux mains et lui souriant d’un sourire à la fois heureux et navré. 

— Mon amour, murmura-t-elle si bas que Jacques entendait comme on entend du fond d’un abîme, nous allons nous appartenir dans un pays étrange que tu ne connais point. Ce pays est celui des fous, mais il n’est pourtant pas celui des brutes... Je viens te dépouiller de tes sens vulgaires pour t’en donner d’autres plus subtils, plus raffinés. Tu vas voir avec mes yeux, goûter avec mes lèvres. Dans ce pays, on rêve, et cela suffit pour exister. Tu vas rêver, et, tu comprendras alors, quand tu me reverras, dans ce mystère, tout ce que tu ne comprends pas quand je te parle ici ! Va ! je ne te retiens plus et j’unis mon cœur à tes plaisirs !... 

Jacques, la tête renversée, tâchait de ressaisir ses mains. Il croyait rouler, peu à peu, dans une ondée de plumes. Les rideaux prenaient des contours fluides et les glaces de la chambre, se multipliant, lui renvoyaient mille fois la silhouette d’une femme noire, immense, planant comme un génie carbonisé qu’on précipite de toute la hauteur des cieux. Il tendait tous ses muscles, raidissait tous ses membres, voulant revenir, malgré lui, à la dépouille vulgaire qu’on lui retirait, mais il s’enfonçait de plus en plus. Le lit avait disparu, son corps aussi. Il tournoyait dans le bleu, il se transformait en un être semblable au génie planant. Il avait cru tomber d’abord, et, au contraire, il se trouvait bien au-dessus de ce monde. Il avait, sans explication possible, la sensation orgueilleuse de Satan qui, tombé du Paradis, domine pourtant la terre et a, en même temps, le front sous les pieds de Dieu, les pieds sur le front des hommes ! 

Il lui paraissait vivre ainsi depuis de longs siècles, avec la femme noire, lui, tout resplendissant d’une nudité lumineuse. 

A son oreille, bruissaient les chants d’un amour étrange n'ayant pas de sexe et procurant toutes les voluptés. Il aimait avec des puissances terribles et la chaleur d’un soleil ardent. On l’aimait avec des ivresses effrayantes et une science si exquise que la joie renaissait au moment de s’éteindre. 

L’espace, devant eux, s’ouvrait infini, toujours bleu, toujours miroitant... ; là-bas, dans le lointain, une sorte d’animal étendu les contemplait d’un air grave 

 

 

 

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