1710 - Pages choisies : Rebecca LIGHIERI, le Club des enfants perdus
de Rebecca LIGHIERI, le Club des enfants perdus, P.O.L., 2024, pp. 402-403 :
[…] [J]e ressens dans ma chair la panique et la suffocation des bêtes qu'on abat — sans parler de la détresse sourde, monotone, de celles qui ne connaîtront jamais le soleil, l'air libre, la course à travers bois. Il y a des moments où je m'envole en fumée avec des hectares de forêt, des moments où je suis submergée par des coulées de boue, des moments où je meurs sous les bombes et dans les fumées toxiques — des moments où je ne suis que cataclysme et désolation.
J'aurais peut-être pu m'y faire, à force. On se fait à la persécution, et après tout la mienne n'était qu'imaginaire. J'avais beau éprouver très intensément la terreur des victimes, j'avais une vie d'où la terreur était absente, un espace où échapper à la guerre et à la pauvreté, un temps pour me reprendre et retrouver des forces. Malheureusement, mon empathie n'était pas modulable et je pouvais tout aussi bien me retrouver dans la peau d'une proie frémissante que dans celle d'un prédateur cruel et jouissant de sa cruauté.
Je crois que c'est cette jouissance qui me tuera. Les forces du mal, je les connais de l'intérieur. Je connais le plaisir que mes frères humains prennent à soumettre et à torturer. J'ai été du côté des tortionnaires, j'ai mentalement épousé leur désir de puissance et de souillure — puis leur satisfaction immonde à se voir exaucés. C'est parce que je peux me targuer de cette compréhension intime du cœur des bourreaux que le bonheur est impossible. Cobain a dû en arriver à la même conclusion et pour les mêmes raisons. Les incohérences de sa lettre n'en sont pas : l'humanité mérite autant d'amour que de haine, autant de pitié que de crainte — et la vie est parfaitement invivable.
Les membres du club des 27 ont en partage cette lucidité terrible qui interdit à tout jamais la naïveté et l'insouciance. Comme moi, ils ont su très jeunes que c'était niqué. À quoi bon être bon ? Ils ont quand même essayé de l'être, mais à chaque tentative, ils ont été rattrapés par leur savoir occulte. Eux et moi sommes allés au cœur du réacteur : qu'on ne vienne pas nous dire que tout va bien se passer alors que tout est voué au désastre.