1715 - Pages choisies : Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Editions Julliard, 2024, [extrait 3]

Publié le par 1rΩm1

 

de Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Editions Julliard, 2024, [extrait 3] pp. 164-169 :

1715 - Pages choisies : Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Editions Julliard, 2024, [extrait 3]


    Le soleil d'été s'est couché dans notre quartier de Hay Salam. Mes sœurs sont montées sur la terrasse pour avoir un peu de fraîcheur et pour analyser longuement l'histoire de Zubaida et le message du film. Elles avaient l'air profondes et mélancoliques à la fois. Le film avait changé quelque chose en elles. La vérité sur ce qui les attendait dans le monde. La vie à venir. Avec ou sans Omar Sharif.
    La fin de l'innocence, peut-être.
    Les femmes ne devraient jamais jamais se marier.

    Mes sœurs font semblant aujourd'hui de ne plus vraiment se souvenir d'« Un homme dans notre maison ». Elles se sont éloignées du cinéma et de ce genre de choses. Elles sont devenues des épouses, des mères, des femmes respectables. Quel ennui ! Malgré moi, je les juge. Je suis injuste. Je suis trop sévère. Quand je vais les voir chez elles, je suis jaloux de leurs enfants et de leurs maris. Je suis aussi effaré de constater qu'elles ne sont à présent que des servantes et des esclaves dans leur propre maison.
    C'est ça, leur existence.
    Elles font tout, absolument tout dans le foyer.
    Leur maison est comme une prison. Même si on n'est pas féministe par conviction, on le devient par la force des choses devant ce spectacle. L'avenir triste des femmes.
    Ma mère était une dictatrice assumée. Elle ne s'arrêtait jamais de crier. Les voisines la haïssaient, mais elle s'en fichait royalement. Mes sœurs trouvaient ses manières de faire trop campagnardes. Ce n'était pas le modèle à suivre, selon elles. Mes sœurs ne sont plus mes sœurs. Je ne les reconnais plus. Elles lisent dans mes yeux les reproches que je voudrais leur faire et que je tais.

    Tu sais, Youssef, tout change. Le passé finit par passer. Nous sommes dans une autre réalité, à présent.

    Mais moi, je vis encore avec vous, mes sœurs, dans ce qui est fini.

    Tu prends la pose, Youssef, tu joues le beau rôle, là. Ton métier de professeur t'a rendu plus sérieux et plus austère. Tu analyses notre vie froidement sans la connaître de l'intérieur. Toi aussi tu as changé, Youssef.

    C'est surtout l'expérience de l'exil en France qui m'a changé. Pas mon métier.

    Les vieux films égyptiens sont morts, Youssef. Nous, on ne les regarde plus. Ils ne passent d'ailleurs plus à la télévision marocaine.

    Ils sont tous sur YouTube. Je les regarde presque tous les jours, moi. Tu as toujours été un romantique.

    Pas plus que vous, mes sœurs. C'est vous qui m'avez montré le chemin du romantisme arabe.

    Tu es ce que tu es, Youssef... Tu es spécial... Tu as le temps, toi. Tu n'as pas autant de responsabilités que nous.

    Le mot qui ne sera jamais prononcé par mes sœurs.
    Gay. Mithly.
    Avant, quand j'étais petit, on n'avait pas besoin de ce mot entre nous, de cette définition figée, de cette catégorisation définitive. Mes sœurs savaient pour moi. Elles savaient les horreurs et les viols qu'on me faisait subir dès que je mettais les pieds hors de la maison. Elles ne faisaient rien pour me protéger, non, rien. Mais, au moins, elles ne me jugeaient pas. Elles étaient avec moi dans cette chose : l'homosexualité. J'étais leur homosexuel, à mes sœurs. Étrange. Bizarre. Drôle. Efféminé. Pas comme les autres. C'était parfois heureux d'être cette chose rien que pour mes sœurs. Nous étions tous dans l’homosexualité. On riait. On dansait. Très excités, on attendait ensemble les films égyptiens à la télévision. Et après, et les actrices égyptiens. On parlait leur langue. on les imitait, les acteurs et les actrices égyptiens. On parlait leur langue. Le monde extérieur, dur, infernal, ne nous faisait pas peur. Désormais, je sais que mes sœurs, elles aussi, me jugent. Me condamnent. Me rejettent. Ce qu'on a vécu ensemble n'était qu'une illusion, apparemment. Elles font semblant de s'intéresser à moi et à ma vie. Je ne les crois plus. Elles disent des mots vides : Tu sais, Youssef, on a peur pour toi. Tu es un homme. Un adulte. Il faut trouver une solution pour toi... Quand on se retrouve entre nous, les filles, on parle de toi et on pleure.
    L'idée que mes sœurs pleurent pour moi, versent toutes et en même temps des larmes pour moi me bouleverse.

    Mais je ne suis pas mort.

    Bien sûr que non. Mais, dans six ans, tu auras cinquante ans. Il faut trouver une solution. Tu ne peux pas continuer comme ça. Les gens nous posent des questions. On a honte. On ne peut pas toujours échapper à ces questions autour de toi. Tu dois préparer l'avenir, Youssef. Bientôt, tu seras vieux. Vieux et seul. On veut ton bien, nous.

    Ce n'est pas vrai, mes sœurs. Vous voulez me tuer. Me tuer encore une fois.

    Je vous déteste. Je vous hais. Je vous maudis.

    On te répète qu'on ne veut que du bien pour toi.

    Les femmes ne devraient jamais se marier. Le mariage, c'est la mort instantanée.

 

 

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