1712 - Pages choisies : Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Julliard, 2024 [extrait 1]

Publié le par 1rΩm1

 

de Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Editions Julliard, 2024, [extrait 1] pp. 149-154 :

1712 - Pages choisies : Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Julliard, 2024 [extrait 1]

 

Chapitre 8


    Mes six sœurs ont toutes quitté la maison familiale très tôt. Trop tôt. L'une après l'autre. Entre 1981 et 1994.
    D'une manière soudaine, chacune d'entre elles nous ramenait un homme, un étranger, et nous disait : Je vais me marier avec lui. Les parents acceptaient sans trop discuter. Et hop, la sœur n'était plus avec nous, au milieu de nous. Puis, c'était le tour d'une autre sœur de suivre le même exemple. Et d'une autre encore.
    Mes sœurs disparaissaient.
    Des inconnus arrivaient chez nous avec les meilleures intentions du monde. Ils jouaient devant nous la partition de l'homme marocain hétérosexuel respectable qui va fonder une bonne famille marocaine et musulmane. Je viens vous demander la main de votre fille et je vous promets de veiller sur elle, de la protéger et de la rendre heureuse. Ils étaient tous bien sûr de très mauvais acteurs, ces étrangers. Ils n'avaient aucun talent. Ils étaient risibles. Ridicules. Stupides.
    Je ne comprenais pas. Et je ne comprends toujours pas. Pourquoi mes sœurs étaient-elles à ce point-là pressées de partir, de quitter la maison, pour aller vivre tout le reste de leur vie avec des hommes qu'elles venaient à peine de rencontrer ? pour fuir la mélancolie et la faiblesse de notre père ? pour sortir définitivement de la dictature de notre mère ? pour le sexe ? Peut-être. Pour la liberté et l'émancipation à l'occidentale ? Sûrement pas.
    En se mariant avec ces mauvais acteurs, elles acceptaient de se soumettre au pouvoir de ces hommes mais aussi à celui de leur famille. D'un coup, la zone de contrôle sur mes sœurs s'élargissait. Des membres proches ou lointains de la famille de ces hommes se donnaient le droit d'intervenir dans la vie de mes sœurs. De les surveiller. Les critiquer. Les juger. Les domestiquer. Leur jeter de mauvais sorts. En faire des femmes bonnes, gentilles. Des mères. Des esclaves. Des prisonnières.
    Chez nous, c'était la pauvreté, soit. Mais mes sœurs étaient tout sauf soumises. Elles étaient bourrées de vies explosives. Elles passaient leur temps à peaufiner des stratégies pour échapper au contrôle de la société et faire ce qu'elles voulaient. Elles étaient jeunes, sauvages et belles. Elles criaient aussi bien que notre mère quand il le fallait pour obtenir ce qu'elles désiraient. Elles étaient aussi d'excellentes actrices. Des actrices vraies. Fascinantes. Magnétiques. Des bombes. Des stars. Des divas. Il y avait entre mes six sœurs comme un pacte de solidarité. Chacune couvrait l'autre. Elles se racontaient tout. Devant moi, Youssef, leur petit frère pédé.
    J'ai tout pris de ces sœurs, tout volé à ces sœurs pour apprendre à gérer ma vie, fuir quand il le fallait, faire les yeux rouges au bon moment, les yeux doux devant la bonne personne.
    Mon éducation homosexuelle vient de mes sœurs.
    Elles n'avaient pas honte de parler de leurs désirs et de leurs plans devant moi. Bien au contraire. Elles me faisaient, encore tout petit enfant, participer à leurs coups, à leur insolence assumée.
    Parfois, elles consacraient tout l'après-midi à regarder ce qui se passait dans notre rue par des trous dans les volets des fenêtres. J'étais là avec elles. J'apprenais. Elles faisaient des commentaires assassins sur les passants, sur les voisins, sur les voisines. Elles partageaient leurs analyses ironiques de la vie des habitants de Hay Salam. Les secrets étaient révélés. Les hypocrisies, détruites. Les règles, anéanties.
    Elles n'ont peur de rien, mes sœurs. Plus tard, je ferai comme elles. Je détruirai par mes mots tout le monde, tous ceux qui se donnent le beau rôle.
    Elles sont comme dans un film égyptien, mes sœurs. Rien ne peut les arrêter. Ce sont des héroïnes. Des danseuses du ventre. Des étudiantes. Des putes. Des voleuses. Des sorcières. Des chanteuses. Des criminelles. Des ensorceleuses. Des baiseuses. Tout sauf des femmes bien comme il faut.
    Elles sont bien plus grandes que les actrices égyptiennes, mes sœurs. Bien plus scandaleuses. Bien plus douées. Elles savent tout sur tout le monde. Elles ne sont dupes devant personne et devant rien.
    J'ai de la chance. Je suis un garçon mais, plus tard, je ne serai pas un homme comme ces hommes nuls de notre grande famille et ceux du quartier de Hay Salam, que mes sœurs passent leur temps à piétiner, à démolir.
    Elles rient beaucoup, mes sœurs. Même quand c'est la tragédie entre nous, à cause de notre pauvreté éternelle, la famine perpétuelle... Ça finit toujours par des éclats de rire. De longs moments où, n'ayant plus rien à espérer, on rit. On rit de nous. Des autres. Et surtout de ceux qui croient nous commander.
    Le petit enfant pédé que je suis n'est pas compris, n'est pas protégé, c'est vrai. Mais quelle chance quand même, ces sœurs qui ne se soucient pas des lois, qui ne veulent pas être des filles bien comme il faut, qui critiquent tout ce qui passe devant leurs yeux. Elles ne se taisent pas devant moi. Elles ne me disent pas que je suis un garçon qui ne devrait pas être avec les femmes. Elles ne sont pas des femmes comme les autres. Elles sont un gang. Six sœurs en feu. En permanence dans le feu.
    Indomptables.
    J'étais fasciné par ce temps qu'elles avaient vécu entre elles avant ma venue au monde. Ce qu'elles avaient inventé en mon absence. Les histoires d'avant moi. Le début d'un pacte de solidarité. La formation du caractère de chacune d'entre elles. L'apparition d'un cœur intraitable et libre en elles. Notre grand frère Slimane avait beau avoir été intronisé comme le roi silencieux de la famille par notre mère, il ne pouvait rien contre ces sœurs. Elles étaient six contre un. Slimane ne faisait pas le poids. Alors il fermait les yeux.
    Notre père était encore complètement absorbé par les incessantes complications de son histoire d’amour avec notre mère. Il l'aimait trop. Il ne voyait qu'elle. Il la vénérait. Il n'avait même pas le temps pour essayer de mater et domestiquer ses propres filles. Je crois qu'il n'avait aucune intention de le faire. Il aimait être soumis devant notre mère. Cela ne le dérangeait pas du tout d'être entouré de femmes dominatrices. De femmes puissantes qui non seulement lui tenaient tête mais lui imposaient leurs règles. C'était ça, son bonheur, à notre père. Il avait trouvé sa place. La bonne. Il y était resté toute sa vie. On appelle ça avoir de la chance.

 

 

 

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