1713 - Pages choisies : Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Julliard, 2024 [extrait 2]
de Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Editions Julliard, 2024, [extrait 2] pp. 154-160 :
Je me souviendrai toute ma vie de ce vendredi après-midi où mes sœurs et moi, on a vu ensemble ce film égyptien, Fi Baytina Rajul (« Un homme dans notre maison »).
C'était l'été très chaud. Infernal. De jour comme de nuit, impossible de dormir. On était comme des zombies. Allongés par terre, en silence, presque nus, les uns à côté des autres. Les uns dans les autres. Dans le même bain de sueur et de flashs de fièvre. Le soir allait amener un peu de fraîcheur. Et chaque soir, cet espoir était démenti.
La vague de chaleur a duré sept mois cette année-là. De mai à novembre. La vie et le monde étaient devenus une vraie fournaise. Le seul salut : fermer les volets dans la journée, le noir presque complet à l'intérieur de la maison, rester ensemble à l'ombre. Avachis. À moitié endormis. Dégoulinants de sueur. L'un à côté de l'autre. L'un pour l’autre. Là sans être complètement là.
Et puis quelqu'un a allumé la télévision.
Dans le studio climatisé de la chaîne RTM à partir duquel elle parlait, la speakerine était en train d'annoncer le programme de la journée. Elle était fraîche et jolie. Elle semblait vivre sur une autre planète. Pas au Maroc en plein cagnard, en tout cas.
Je suis jalouse de cette speakerine.
Qui a parlé ?
Impossible de le savoir. Et ce n'était nullement important de le savoir.
Moi aussi, je suis très jalouse d'elle.
Une autre de mes sœurs avait rejoint le mouvement. Puis une autre. Et encore une autre. Et à la fin, toute la maison avait déclaré sa jalousie envers la speakerine incapable de nous sauver de l'enfer dans lequel nous vivions.
« Et maintenant, la RTM est heureuse de vous présenter le film égyptien classique Fi Baytina Rajul. Il a été réalisé en 1961 par Henri Barakat. Dans les rôles principaux : Omar Sharif, Zubaida Tharwat et Hassan Youssef. Nous vous souhaitons un bon visionnage. »
Dès que nous avons entendu le titre du film, nous nous sommes tous redressés. Nous n'avions plus sommeil. « Un homme dans notre maison » ? Oui. Et pas n'importe lequel. Omar Sharif. Les six sœurs étaient comme secouées par une nouvelle vague de chaleur suivie d'une autre vague de désir. De folie. Le film n'avait même pas commencé qu'elles étaient déjà dans l'extase.
C'était l'été 1982. J'avais neuf ans. Et je n'avais aucune idée de qui était Omar Sharif. Je l'ai dit à mes sœurs.
C'est un dieu, Omar Sharif. Non, c'est à la fois Dieu et le Roi du monde. C'est le dieu de tous les dieux. La voix de toutes les voix. L'Amour de tous les amours. Le feu et la pluie. Le rêve de tous les rêves. La beauté même. La majesté. La raison pour laquelle cet univers a été créé.
Mes sœurs étaient dans le délire amoureux. Dans l'exagération absolue. Je les regardais, heureux pour elles, mais sans arriver à les suivre. Quand Omar Sharif est apparu en noir et blanc sur l'écran de notre petite télévision, je suis entré instantanément dans la religion de mes sœurs. Et dans le même délire amoureux.
Omar Sharif est le plus grand dieu de tous les grands dieux. J'ai prononcé cette phrase au milieu du film. Mes sœurs m'ont alors chaleureusement applaudi. Bienvenue au club, Youssef.
Je ne me souviens pas exactement de tout ce que raconte « Un homme dans notre maison ». Ma mémoire n'a gardé que des flashs. Une histoire et un film que je réécris sans cesse. Omar Sharif est un résistant à la colonisation britannique en Égypte. Il tue les soldats anglais. Avec ses camarades, il veut libérer l'Égypte et les Égyptiens de l'occupation occidentale, de cette oppression et cette injustice. Il veut cette liberté.
Omar Sharif est la liberté.
Il est recherché par les méchants soldats britanniques. Ils veulent le capturer et le fusiller.
Omar Sharif est seul au Caire, en fuite. C'est un héros. Il n'a pas de parents. Il passe d'une cachette à une autre. Quinze minutes après le début du film, il arrive dans la maison de son camarade à l’université, interprété par l'acteur Hassan Youssef.
Omar frappe à la porte. Hassan lui ouvre. Il est très très heureux de voir Omar. Ses yeux sont remplis d'amour fou et incontrôlable pour Omar.
« Je suis recherché par les Britanniques. Je peux me cacher chez vous quelque temps, Hassan ? »
Hassan demande à sa mère et à son père. Quand ces deux derniers voient Omar Sharif, ils acceptent tout de suite. « Notre maison est ta maison. »
Omar va vers le père et la mère. Il baise très respectueusement leurs mains.
« Tu dormiras dans la même chambre que Hassan, mon fils. »
L'actrice Zubaida Tharwat entre en scène. Elle est comme une petite chatte qui fait la chatte en permanence. Elle vous regarde comme une chatte. Elle bouge comme une chatte. Elle parle comme une chatte. Tout en elle est mou et élégant à la fois. On dirait du beurre, cette fille. Du beurre qui fond. Elle n'est pas possible, Zubaida. C'est quoi, son mystère ? Elle fait tourner la tête à tout le monde. Elle plante ses yeux dans les yeux d'Omar. Elle joue à la fille bien élevée, timide, qui a des principes. Elle baisse ses yeux. Mais elle sait que ça y est, sa mission est déjà accomplie. Omar Sharif est foutu. Il est tombé instantanément amoureux de Zubaida et de son beurre.
Omar ne fait que regarder Zubaida, maintenant. On dirait que le film s'est arrêté. Cet instant dure longtemps.
Mes sœurs se mettent à crier. Nous sommes avec toi, Omar. Nous sommes pour toi, Omar. Nous sommes toutes et tous Zubaida, Omar. Ne baisse surtout pas tes yeux, Omar. Regarde. On s'en fout des autres personnes présentes dans la scène, dans la pièce, le père, la mère, et le fils Hassan. Regarde Zubaida. Regarde.
Zubaida finit par relever ses yeux impitoyables pour les planter de nouveau dans les yeux d'Omar. Pauvre de lui. Il n'a aucune chance. Il est pris, attrapé, piégé dans l'amour, à vie. Il fond lui aussi et il coule dans le beurre de Zubaida. Et personne ne viendra le sauver, Omar.
Mes sœurs sont heureuses. Je suis tout aussi heureux qu'elles. Mais pas Hassan. Il est furieux. Il est jaloux de sa sœur Zubaida. « Mais comment oses-tu me faire ça, méchante et ingrate Zubaida ? Omar est mon camarade à moi, mon ami à moi. Il dormira dans ma chambre à moi. Dans le même lit que moi. »
J'étais du côté de Zubaida, au départ. À présent, je suis de celui de Hassan. Je suis Hassan. Ses mots m'ont convaincu. Je change de position. C'est politique. Je suis contre mes sœurs. Je leur ai tourné le dos. La guerre est déclarée.