1565 - Hier (actualité [littéraire])

Publié le par 1rΩm1

 

 

Hier

 

(actualité [littéraire])

 

 

10 septembre 2023

Assis sur ma terrasse accoutumée, assis par hasard (plutôt que par mégarde !) à côté de Laurent Binet cet après-midi, les lèvres m’ont brûlé de lui demander s’il s’était remis de la mort de Philippe Sollers, le personnage indéniablement le plus réussi tel que campé dans la Septième Fonction du langage.

 

(Je lui aurais dit peut-être que j’avais assisté dans la même ville à la conférence quatre ans [?] plus tôt qu’il avait tenue à propos de Civilizations… que même j’en avais assuré auparavant la promotion auprès d’élèves de 1re, puisque l’humanisme et Montaigne, intervenant du récit, étaient à leur programme… j’aurais dit je ne sais quelle fadaise…

Quoi qu’il en soit, je n’ai pas osé m’immiscer dans la conversation que menait l’auteur de HHhHj’énumère ainsi les trois récits que par raccroc (plutôt que par mégarde) j’ai lus — avec une interlocutrice l’ayant nommé Laurent-le-Magnifique au détour d’une phrase (je ne sais si elle était ou non ironique, mais, ce disant, le doute au moins était-il levé sur l’identité de mon vis-à-vis), songeant aussi soit qu’il me jugerait importun de débarquer dans un jabotage privé (que je n’entendais néanmoins que par bribes), soit, pire, qu’il pourrait penser que je cédais à un exercice d’admiration en cédant à pareille intervention.

 

Je me suis donc tenu coi. Empêché malgré moi de lire le roman que j’avais emporté…

 

Honni soit qui mal y songerait ! Car j’aime bien Laurent Binet, l’homme — qui me paraît sympathique — autant que l’écrivain, qui ne manque pas de talent.

Mais que dire à un écrivain, sinon des fadaises ? Il se trouve, certes, parmi le public, des gens qui se précipitent lors de foires au livre comme celle qui se tenait tout près, pour adresser quelques phrases ou quémander quelque dédicace. Même à Pascal Quignard, l’un des rares auteurs à qui ma révérence est acquise, d’ailleurs venu pour la même circonstance, je n’oserais adresser la parole — pour ne rien dire des auteurs morts qui accompagnent mes lectures silencieuses.)

* * *

 

de Laurent Binet, Perspective(s), Grasset, 2023, pp. 146-149 :

Allori, Alessandro (1535-1607), Portrait de Marie de Médicis (1540-1557), ca 1555, Huile sur bois, 116 x 90 cm, Musée d'histoire de l'art, Vienne

Allori, Alessandro (1535-1607), Portrait de Marie de Médicis (1540-1557), ca 1555, Huile sur bois, 116 x 90 cm, Musée d'histoire de l'art, Vienne

 

79. Giorgio Vasari à Vincenzo Borghini

Florence, Palais de la Seigneurie, 5 mars 1557

Rassemblez vos atomes, cher Vincenzo, et prenez tout le repos nécessaire, car je vous veux concentré à la tâche comme vous savez l'être. Il est vrai que nous nous sommes laissés aller à quelques excès hier, et je suppose que Varchi n'est guère plus vaillant que vous, ce matin. Du reste, il n'a pas encore paru au Palais. Quant à moi, j'ai dû me faire grande violence pour me tirer du lit, et je ne peux ignorer l'étau qui me serre le crâne. Qu'importe, c'était une belle soirée ! Et je suis sûr que nous gagnerions à faire comme Alberti, qui consignait ses propos de table. Mais vous savez comme moi que la patience du Duc touche à sa fin, et le bourreau tresse déjà la corde qui doit pendre les deux religieuses. Le temps presse pour la vérité. Or, la nuit n'a fait qu'accroître le scepticisme dont je vous faisais part hier soir, et je m'en vais vous expliquer pourquoi.

Vous n'ignorez pas que, pendant que nous banquetions, les deux malheureuses religieuses étaient soumises à la question, et ceci jusqu'à une heure avancée de la nuit. Ce matin, l'homme préposé à leur interrogatoire m'a fait son rapport. Comme il advient toujours, les réponses qui lui ont été faites ne concordaient pas. La sœur Plautilla affirme qu'elle ignore absolument tout d'un tableau représentant la princesse Maria en Vénus, et s'obstine à parler d'une Déposition du Christ qu'elle aurait fait envoyer à Prato. La sœur Catherine de Ricci, de son côté, nie absolument avoir reçu cette Déposition et refuse de dire quel tableau elle a brûlé, ni pour quelle raison. L'une clame son innocence, l'autre semble persuadée de la culpabilité de son amie. Sœur Plautilla a rédigé une lettre d'aveu que je vous ai recopiée, dont vous verrez qu'elle ne nous avance guère. Comment savoir qui dit vrai ? Je me suis replongé dans la lettre de la sœur Catherine qui nous a menés à la sœur Plautilla, et j'y ai trouvé matière à des réflexions dont je veux vous faire part. Et si le « corps décomposé et sensuel » dont elle parle n'était pas celui de Vénus mais du Christ mort ? Car enfin, pourquoi ceux qui contemplent le corps devraient-ils « pleurer devant un tel spectacle » s'il s'agissait de la Vénus lascive inspirée du carton de Michel-Ange, puisque alors le but était de représenter le « triomphe de l'amour » ? Vous me direz que la sœur Catherine se scandalise peut-être de cette atteinte à la pudeur, à la façon du moine Savonarole dont elle se réclame, et que, pour elle, celui qui contemple une semblable obscénité devrait pleurer de honte. J'entends cette interprétation mais je l'estime quelque peu forcée car visiblement, ce n'est pas des spectateurs qu'elle parle, mais bien des personnages du tableau : « ceux qui l'entourent ». Et d'ailleurs, qui sont ceux dont elle affirme qu'ils « arborent un air extatique » ? Dans le carton de Michel-Ange comme dans la version de Pontormo, il n'y a autour de Vénus et Cupidon que des masques grimaçants représentant les allégories des dangers de l'amour. Tandis que si on admet que ce dont parle la Catherine de Ricci est bien une Déposition, alors tout s'éclaire : l'air extatique est celui affiché par la mère du Christ mort et par ceux qui l'entourent habituellement, les Marie-Madeleine, Joseph, Nicodème, peut-être un ange ou deux, que sais-je ?... Dans cette hypothèse, ce n'est pas l'obscénité des cuisses écartées de Vénus qui indigne la religieuse, mais l'air béat de Marie et des autres personnages qui semblent, d'après ce qu'elle en dit, se réjouir de la mort du fils de Dieu (ce qui, à supposer qu'elle dise vrai, pourrait se défendre d'un point de vue théologique puisque c'est le sacrifice de Jésus qui permet le rachat des hommes, mais enfin un tel tableau n'en serait pas moins choquant pour beaucoup, a fortiori des religieux confits en dévotion, comme tout ce qui va à l'encontre de la tradition).

Et d'ailleurs, tu as vu la Vénus de Pontormo : qualifierais-tu son corps de « décomposé » ? Il est vrai que le « toute cette chair ! » de la Ricci est un commentaire qui lui convient mieux. Mais la haine de la chair n'est-elle propre pas le de certaines gens de Dieu ? N'est-elle pas l'obsession de Savonarole et de ses semblables ? Je connais un Christ en croix du Bronzino qui, tout décharné qu'il soit, ferait rougir de honte plus d'une bonne sœur.

Jacopo Carucci detto Pontormo (Pontorme [Empoli] 1494 - Firenze 1557), Vénus et Cupidon, 128 x 194 cm, Galleria dell'Accademia, Florence

Jacopo Carucci detto Pontormo (Pontorme [Empoli] 1494 - Firenze 1557), Vénus et Cupidon, 128 x 194 cm, Galleria dell'Accademia, Florence

Et puis, enfin, s'il s'agit bien de la Vénus de Pontormo, pourquoi la sœur Catherine croit-elle ou fait-elle semblant de croire que ce tableau est l'œuvre de Plautilla ? S'agit-il d'un code ? La Ricci est-elle si ignorante en matière de peinture ? Bref, si, comme je le crois, c'est bien une Déposition de Plautilla qui a brûlé dans la cheminée de Catherine, alors nous faisons fausse route.

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article