1368 - Pages choisies - Aidan Chambers, la Danse du coucou (2)
de Aidan Chambers, la Danse du coucou [Dance on my Grave], Texte traduit par Jean-Pierre Carasso, Editions du Seuil, “Points-virgule”, 1983, pp. 239-243 :
— Il est à la morgue de l'hôpital de Leigh, annonça Kari quand elle fut de retour une heure plus tard.
J'ai parlé avec le gendre de Mme Gorman. Plutôt sympa. Mme Gorman se reposait. Sa fille et son gendre sont arrivés vers l'heure du déjeuner. Ils l'ont fait mettre au lit tout de suite car son état était dû pour une bonne part au manque de sommeil. Sa fille la veillait.
— A la morgue ? Pourquoi ? Pourquoi pas chez lui ?
— Il doit y avoir une requête — non, ce n'est pas le mot —, une enquête ? C'est ça, une enquête.
— Une enquête ? Mais pourquoi ?
— Le beau-fils de Mme Gorman dit que c'est tout ce qu'il y a de normal. Quand il y a eu mort dans un accident de la route, la loi anglaise dit qu'il faut une enquête du... coroner ?
— Oui, coroner.
— C’est à lui de déterminer exactement les causes de la mort. Au cas où il y aurait des responsables. Le gendre de Mme Gorman m'a tout expliqué, mais c’est très nouveau pour moi, peut-être je n'ai pas tout compris.
— Quelle est la date de l’enquête ?
— Mardi, ils espèrent, mais peut-être plus tard.
— Mais alors et les obsèques ?
— Mercredi, mais si l'enquête se termine assez tôt, ce sera mardi.
— Mais pourquoi sont-ils si pressés, bon Dieu ?
— Personne n'est pressé. C'est la règle — la coutume.
— La coutume, quelle coutume ?
— Mais la coutume juive, bien sûr ! Barry était juif. Hal, tu devais bien le savoir, tout de même !
— Mais oui, je le savais. Mais Barry n'était pas pratiquant. Il n'allait pas à l'église — enfin, à la synagogue.
— Ça n'a rien à voir.
— Bien sûr que ça a à voir ! Il était comme moi. Nous ne croyons pas à la religion. Ni en Dieu, d'ailleurs.
— Et alors ?
— Alors quelle est l'importance aujourd'hui de vieilles coutumes dépassées auxquelles il ne croyait pas ?
— Dépassées ?
— Mais bien sûr! Les Indiens Outina, d’Amérique du Sud, scalpaient les cadavres de leurs ennemis, leur brisaient les os des bras et des jambes, ficelaient les corps pour en faire une espèce de baluchon qu'ils laissaient sécher au soleil avant de leur tirer une flèche dans le cul. D'après toi, les habitants d'Amérique du Sud devraient le faire encore. aujourd'hui parce que les Outina le faisaient ?
— Tu es ridicule et dégoûtant, je n'ai pas envie de t'entendre débiter des cochonneries.
— Au Moyen Age, dans notre belle Europe si civilisée. on faisait parfois bouillir les cadavres pour les débarrasser de leur chair de manière à ce que les os soient aisément transportables dans les bagages. C'est qu'on tenait à conserver les os dans des endroits spéciaux, comme des espèces de bibelots qui auraient une valeur sentimentale. Tu trouves qu'on devrait encore le faire aujourd’hui ? C'était une coutume très répandue parmi nos ancêtres.
— Tu es répugnant.
— Mais puisqu'ils le faisaient ! Quand nos braves chevaliers chrétiens partaient pour la croisade, massacrer un peu les païens de l'Islam pour la plus grande gloire du Dieu qu'ils étaient les uns comme les autres censés vénérer, ils emportaient leurs chaudrons personnels dans leurs bagages. Ils désiraient, s'ils mouraient, faire rapatrier leurs os bien nettoyés dans leurs foyers. Tu ne voudrais tout de même pas que ton fémur tombe entre les sales pattes de la bande rivale, tout de même ! On ne sait pas où tu risquerais de finir.
— Je ne vois pas pourquoi j'écouterais plus longtemps ces sornettes...
— Mais ce ne sont pas des sornettes.
— … alors que j'essaye seulement de t'aider à réaliser tes projets... plutôt bizarres.
— Mais je t'en suis reconnaissant, je t'assure.
— Et puis d'ailleurs, qu'est-ce que tu en ferais, toi, de Barry. Même si tu ne crois à rien, comme tu as l'air de le dire, il faut bien faire quelque chose des morts.
— Je sais.
— Alors ? Tu les jetterais dans un four et tu les oublierais, c'est ça ?
— Non, bien sûr que non.
— Alors, que ferais-tu ?
— Je ne sais pas. Je n'ai pas encore tranché.
— Ah, mais c'est merveilleux ! Alors le monde n'a qu'à entasser ses morts tant que tu n'auras pas fini de réfléchir à la question ?
— Fais pas la conne. Je disais seulement que je ne me suis pas décidé en ce qui concerne mon propre cas, voyons ! Barry n'avait rien à secouer des coutumes religieuses, c'est tout ce que je dis.
— Ça me paraît plutôt évident puisqu'il t’a fait jurer de danser sur sa tombe. Et ça, ça veut dire qu'il s'attendait à être enterré, pas incinéré, tu ne crois pas ?
— Je n'y avais pas pensé comme ça.
— Il y a plutôt beaucoup de choses auxquelles tu n’as pas pensé.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire que tu as été plutôt épouvantable avec Mme Gorman.
— Comment ça ?
— Tu l'as bouleversée avec tes coups de téléphone. Surtout pour demander à voir Barry. Comment as-tu pu faire une chose pareille ?
— Ça aurait dû lui faire plaisir. Les visites de condoléances par les amis, c'est une coutume respectable, que je sache.
— Non ! Pas comme ça ! Pas dans les familles juives. On ne regarde pas les morts. On les enterre aussi vite et aussi simplement que possible, tout le monde de la même façon, pour qu'il n'y ait pas de différence entre les riches et les pauvres. Les juifs ont du respect pour leurs morts, ce que je trouve plutôt beau et admirable. Et puisque tu es un tel expert dans les coutumes de la mort, tu devrais bien savoir ça. A moins que tu ne t'intéresses qu'à celles qui sont horribles !
— Et toi, comment se fait-il que tu en saches aussi long ?
— Le gendre de Mme Gorman a essayé de tout m’expliquer.
— Ben mon vieux, on dirait qu'il t'a donné beaucoup d’explications !
— Je t’ai dit qu'il avait été très gentil.
— Y a pas de doute, oui ! Il a demandé à voir ton corps, hein ?
Kari bondit sur ses pieds, hors d’elle.
— Tu es répugnant ! lança-t-elle, avant de se mettre à bafouiller un anglais de plus en plus approximatif en trépignant de colère.
Puis elle renonça et déversa sur ma pauvre tête surprise un flot de norvégien que son visage enflammé et ses gestes véhéments suffisaient à traduire. Ayant bien vitupéré, elle s’éloigna d’une démarche furibonde, son vaste imper battant ses chevilles, me laissant maronner et remâcher ma bile.
Pour voir des extraits choisis de l'adaptation cinématographique par François Ozon du roman d'Aidan Chambers [le troisième correspond à la scène — coupée au montage — des pages ci-dessous], cliquez sur le lien ci-après : https://youtu.be/dJixEc7MGVE
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