1327 - Pages choisies : Pascal Quignard, l’Homme aux trois lettres (2)

Publié le par 1rΩm1

 

 

de Pascal QUIGNARD, l’Homme aux trois lettres, Editions Grasset & Fasquelle, 2020, pp. 79-82 :

1327 - Pages choisies : Pascal Quignard, l’Homme aux trois lettres (2)

 

CHAPITRE XIV

 

La psychanalyse

 

Je risque soudain cette thèse téméraire : La fragmentation littérale et l'association libre sont liées. Il faut du fragmentaire épars hasardeux si on veut passer d'une idée à une autre dans le vide et risquer le sens toute honte bue. Si on dit que le patient est guéri dès qu'il peut associer librement sans angoisse, cela veut dire qu'il accepte en lui interruption, non-sens, chaos, vide, morcellement, non-savoir, rêve, hasard sans trop souffrir, dans le plaisir même, retrouvé, un peu hagard, d'errer de trace en trace.

En d'autres termes, la discontinuité linguistique et la santé mentale sont peut-être inhérentes.

*

   La ponctuation désoriente le flux linguistique de la langue parlée. Non seulement elle canalise la pulsion mais elle dérive le mouvement du flot. La langue parlée va irréversiblement de ante à post. Or, ce qui s'écrit se relit. Les biologistes affirment : La vie est différenciée et sculptée par la mort qui l'individualise. La langue parlée, une fois objectivée sous l'apparence des signes écrits, décontextualisée du dialogue interhumain et du medium invisible du souffle, une fois quitté l’air atmosphérique, une fois dédoublée et atomisée dans les différents traits que les lettres associent entre elles, nettement singularisée par la graphie spécifique de chaque caractère à l'intérieur de la contingence mise à nu de chaque langue et de chaque histoire de langue, est peu à peu appropriée par celui qui la rompt en morceaux.

Ameisen dit : Seule l'élimination rétrocède, ponctue, rature, libère.

Le biologiste parle alors comme un psychanalyste qui réagit en frémissant, en toussotant, en soupirant, devant l'onde sonore qui passe.

Benveniste ajoute : L'insonorisation extraordinaire de l'écriture dé-destine les locuteurs. L'ancien destinataire physique du monde oral devient l'ensemble non seulement des absents mais introduit à l'ensemble universel des morts. L'objectivation de la masse verbale sur une surface externe permet de découper l'infiniment ancien monde imaginaire en autant de signes symboliques édifiant une sorte de Campo santo.

La mort cellulaire taille, dégrossit, cisèle les jambes, les bras, les épaules, les mains, les doigts.

L'inscription littéraire cisaille le continu, interrompt la vague continue de l'oralité, sectionne le magma énigmatique du milieu humain sonore.

L'invention de l'écriture fut une véritable apoptose de la langue parlée par les humains.

*

J'écris, je coupe, je remanie, je précise, je m'approche, je m'affirme, telle est ma joie.

Ratures ou coupes, disent les écrivains.

Scansions ou castrations, disent les psychanalystes. Suicides cellulaires, disent les biologistes. Apoptoses végétales, disent les naturalistes. Ils s'agit toujours de la mort créatrice, c'est-à-dire la vie par recomposition incessante, c'est-à-dire l'activité fiévreuse et effervescente et périlleuse par laquelle la vie recourt passionnément à la mort comme s'il s'agissait d'un instrument interne à elle-même.

La vie interprète la vie par la mort.

Les gènes de nos corps sont des suites de lettres formant comme des mots. Je quitte l'ABC pour l'ADN. L'ADN est comme une longue phrase. Je quitte l'ADN pour l'ARN — qui est le traducteur qui se penche sur sa copie.

Le verrouillage des potentialités se déverrouille dans l'écrit.

Chaque écriture est un chiffre et, de ce fait, une clé qui ouvre la demeure au voleur.

*

Sénèque écrit à Lucilius 1, 142 : Nous écrivons, nous morcelons en petits bouts le souffle où tout de nous s'expire. Non seulement nous émiettons la vie que nous menons, mais nous en modifions le cours en méditant les signes que les volontés et les désirs émettent ou extorquent, en contemplant les passions qui obsèdent les jours.

Diducimus vitam in partibus ac lananamus.

Vie qui devient non seulement plus vivante mais enfin lancinante.

L'écrit, en oubliant le dialogue, oublie le destinataire.

Écrire plonge la pensée dans un infini sans autrui.

Écrire ne rencontre l'extériorité que comme expression infinie, une transcendance sans visage, un voyage sans retour, une extase.

 

 

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