658 - À pas de crabe, à pas de cancre (5)
19 octobre
Matin
N*** envoie un SMS. Il propose de déjeuner ensemble.
Je l’aurais appelé pour que nous trouvions un moment dans la journée afin de nous voir, mais je suis très content qu’il ait pris les devants.
13 h 15 - 15 h 15
Alors que je l’attends dans un bar de la rue de la Folie-Méricourt, il prévient d’un retard.
Aussitôt arrivé, il m’explique les raisons de son retard. Il doit s'occupe du chien de Jeff et, avant de venir, l'a promené. Il me montre sur son portable des photographies de l’animal, et je souris de ce geste presque spontané qui accompagne cette amorce de narration, en songeant à part moi qu’avec les fils de Danièle — livrés à mon œil lubrique (dirait N*** lui-même !) sans que je l’aie demandé — la veille, j’ai décidément droit à toutes sortes de portées : c’est une chose toute blanche assez mignonne, mais je n’aime guère les petits chiens. Je plaisante en retour : promener un chien est propice à la socialisation ! Cela l’amuse, car, de fait, bien des gens l’abordent — et je songe à Jo, le corniaud sympathique de Cyril, devenu, selon lui, la coqueluche du quartier… Or, la chienne de Jeff, elle, n’est pas du goût du perroquet de N***, puisque — telle est la raison de son retard — au retour de la promenade, le volatile a effectué un vol en rase-mottes et a conchié — a peint en vert, dit comiquement N*** — la chienne, qu'il a donc dû laver !
Il est déjà tard, et je propose, plutôt que de nous rendre dans un restaurant de faire quelques courses et d’improviser un repas. Ainsi faisons-nous, nous retrouvant bientôt dans le petit appartement de F. et Pascal.
En détaillant sa silhouette — N*** a mis des vêtements très dépareillés —, je m’amuse de le trouver — lui aussi ! — un peu grossi…
Le bonheur conjugal n’a pas d’histoire. N*** n’a pas grand-chose à raconter. Il est allé chez un dentiste dernièrement, a subi un détartrage douloureux et devra se faire arracher une dent de sagesse. La conversation roule donc un temps sur les dentistes. Depuis que j’ai cessé de fumer, je ne souffre plus de gingivites, et les détartrages sont devenus beaucoup moins pénibles (c'est l'une des raisons qui, avec le retour des odeurs et surtout des saveurs, éloigne toute tentation de reprendre)…
Le bonheur conjugal n’a pas d’histoires, mais N*** se plaint un peu. Je prends alors la défense de Jeff — qu’il dit ne pas être facile à vivre, qu'il dit égocentré — en arguant que c’est là le portrait-robot de presque tout le monde. N*** me cède du terrain assez facilement.
Jeff joue dans une nouvelle pièce de théâtre, qui entamera bientôt une tournée dans diverses villes de province, dont ****. (Ce n’est que plus tard que l’idée me traversera l’esprit de lui proposer d’accompagner Jeff : je pourrais les y accueillir, les héberger, leur faire découvrir ****.)
[Je ne sais plus trop sur quoi d’autre ont porté nos bâtons rompus…]
A la fin du repas, il dit devoir déjà rentrer, non pour faire ses bagages, mais pour nettoyer et mettre de l’ordre dans son appartement puisque Jeff habitera là pour s’occuper de M***, le perroquet.
Soir
19 h 15 - 22 h 45
J’attends Aymeric, à qui j’ai donné rendez-vous dans le bar où nous nous retrouvons d’ordinaire au pied de la tour Montparnasse.
Il me dit être en proie à une fatigue générale, dont la cause échappe à son médecin, qui a émis l’hypothèse d’une apnée du sommeil. [Je penserai à lui quelques semaines plus tard, en souffrant d’un même accablement.]
Nous parlons de nos dernières vacances. Il a goûté, sans enthousiasme excessif semble-t-il, son séjour au bord du lac de Constance [c'est peut-être, m'expliquera-t-il ensuite, « la faiblesse du point de vue culturel qui [l]'a peut être moins "enthousiasmé" ; mais [ajoutera-t-il] il y a eu d'autres compensations en terme de paysages, d'air pur et de verdure »]. Je lui rends son guide sur Vienne, que j’ai peu ouvert mais dont les bords se sont cornés, râpés, et ont blanchi. Comme je propose de lui racheter un exemplaire neuf, il proteste que c’est la vocation des guides de voyager et de s’abîmer ainsi. Je retrace certains moments de mon séjour à Vienne. Il me prend en plein délit d’imprécision [j’ai déjà retracé le fait, les échanges de courriers et de photos subséquents, et je ne m’y attarderai pas] concernant les musées, puisque j’ai confondu le Kunsthistorisches Museum et la Gemalde Galerie. Le fait, pour anodin qu’il soit, m’irrite : ma mémoire, ce beau navire, s’apparente de plus en plus à une barge qui prend l’eau et dont la ligne de flottaison me rit au nez, alors même que je sais qu’il n’est plus utile de vouloir écoper ! — l’onde, oui, est bien mauvaise à boire…
Mais, ce soir, avec Aymeric, j’éprouve une impression de repos. Entre nous, les choses sont, elles, à niveau : les conversations reprennent comme si de rien n’était, sans que n’inquiète quelque eau qu'ont vu passer les ponts, en un compagnonnage fiable. En outre, il se montre plus prolixe que d’ordinaire, et je me reproche moins mes bavardages — tels ceux de la fois dernière.
Nous nous quittons avec l'idée de nous voir à nouveau la semaine suivante, à mon retour.
Je recevrai, le lendemain, un SMS, en remerciement de la soirée, en me souhaitant bon vent à Sienne. (Sienne/ Vienne : je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement…)
Nuit du 19 au 20
Je ne sais ce qui fait ou agite ainsi mes nuits, mais jamais je n’ai autant froissé les draps de mon sommeil…
Je ne sais ni me rassurer ni me rasséréner, je vois aussi que ces dernières semaines ont constitué un lourd passif, et je vois aussi que mes inquiétudes ont toujours tort de prendre ainsi l’alarme — quand il faudrait la rendre et se laisser porter.
J’additionne aussi : pas de lover depuis fin août (pas depuis ce fleuriste, sans rapport avec celui de Rachilde dans Monsieur Vénus, dont la jouissance m’avait interloqué, qui m’avait amusé — d’une laideur relative, laquelle paraissait le complexer et qui tâchait, après l’amour, de savoir ce que je pensais de son physique, alors que j’aurais voulu trouver des mots pour le rassurer, lui qui m’avait dit se comporter dans son magasin de fleurs comme dans un film de Jacques Demy, chantonnant et faisant auprès des clients de grands déboulés… tandis que les expériences récentes pour prendre langue avec quelque interlocuteur n’ont pas été fameuses, comme si, avant l’hiver, quelque signe m’invitait au repli !).