706 - Passacaille estropiée (2)
24 juillet, soir
N***, en retrait de la fontaine Saint-Michel (j’avais d’abord songé à aller voir un film dans un cinéma tout proche), est en avance. Je ne le vois pas tout de suite.
Il arbore une chemisette à carreaux dont la juxtaposition de couleurs est singulière — assemblage que je trouve, pour tout dire, un peu malheureux.
Nous devisons tout en nous dirigeant vers la terrasse, rue des Carmes, d’un bar où nous sommes déjà allés (lui ne s’en souvient pas).
Il me raconte des douleurs qu’il a eues après des soirées un peu arrosées : saignements de nez, certes indolores, mais aussi des crampes insupportables aux mollets. Après investigations médicales, il s’avère que N*** souffre de la goutte. En fait, le mal est héréditaire, son père en étant atteint. N*** ne boit plus de bière, désormais, et ne s’autorise de temps à autre que très peu de vin (rouge). Il aussi été la proie de tendinites à l’épaule, et glose avec humour toutes ces douleurs de vieux. (N*** n’a que quarante-et-un ans, et il faudra donc transiger avec la nostalgie que l’on pourrait avoir de nos colloques animés, stimulés par la bière et le vin.)
A la terrasse où nous nous installons, il commande donc un verre de vin rouge comme un écart, tandis que, pour éviter la bière qui pourrait lui donner envie, je me fais servir un verre de bourgogne aligoté.
Jeff est au festival d’Avignon jusqu’à la fin du mois.
N*** me fait rire quand il me raconte l’histoire du restaurateur japonais qui lui faisait bon accueil lorsqu’il venait seul, mais rit jaune (si l’on ose dire !) quand il vient avec Jeff, particulièrement friand du buffet à volonté mis à disposition des clients.
Cela n’a pas empêché qu’ils aient pu jeûner trois jours après que N*** a lu quelque article sur les vertus purgatives du jeûne.
La vie d’artiste paraît parfois rude à Jeff, surtout à Paris, qui parle d’habiter Limoges ou Dieppe. A Limoges, le public, moins froid que le public parisien, avait fait bon accueil à une pièce qu’il y avait jouée. Quant à Dieppe, c’est là qu’habite ses parents — que N*** dit trouver insupportables.
Naturellement, Jeff et lui ont discuté de la possibilité de quitter Paris pour s’installer en province, N*** se montrant réticent à cette idée, et Jeff s’étonnant de sa tiédeur. Cela me rappelle une même incompréhension de la part de R., qui aurait voulu que je le suive où il irait pour des raisons professionnelles sans vouloir prendre en compte le sacrifice que cela aurait pu représenter…
Jeff, selon lui, devrait, de toute façon, renoncer à ses rêves d’enfant. Je m’étonne un peu : d’ailleurs, que veut-il dire par là ? N*** parle du théâtre, d’un manque de réalisme de la part de Jeff, du refus de voir qu’il ne percera sans doute jamais dans le métier. Je suis tout de même un peu surpris d’une position si tranchée de la part de N***, que j'aurais imaginé moins terre-à-terre, voire plus indulgent ou plus à même d'entretenir des projets, peut-être mirifiques, chez autrui.
Je m’amuse aussi de développements tout à trac de N*** sur l’éducation, nationale ou parentale. Je plaisante alors sur ses douleurs assorties à des états d’âme de vieux con. Nous en rions un instant.
J’émets à nouveau la proposition que N*** accompagne Jeff à **** lorsqu’il y viendra jouer.
Comme nous en sommes tout près, nous dînons dans un restaurant tibétain où nous sommes déjà allés. Il fait chaud à l’intérieur de l’endroit, tout en longueur et sans autre possibilité d’aérer que la porte d’entrée sur la rue. (Si le dhal en entrée était bon, je suis un peu déçu par mon curry à l’agneau, La serveuse, commentant tel ou tel plat, dénigre la cuisine indienne : on peut lui donner tort. N*** accepte un verre de la demi-bouteille de beaujolais que j’ai commandée.)
Il s’enquiert de mes vacances et — plus ignare encore que je le suis en géographie — croit que Copenhague est en Hongrie.
Il me fait aussi des compliments sur ma chemisette (celle — je l’avais raconté la veille à T. — que j’avais hésité à lui acheter, en pensant à lui l’an dernier : j’aurais dû suivre mon impulsion et lui en faire cadeau l’an dernier). Le fait m’amuse d’autant plus qu’il ne m’a jamais rien dit de ma vêture, et que moi, j’avais, d’emblée, dénigré sa chemisette en le voyant. (Judith, le matin, m’a proposé une chemise achetée pour l’anniversaire de Lucien et que lui n’a pas voulu. La trouvant trop bigarrée, j'ai refusé.)
Nous dînons agréablement, mais N*** doit se lever tôt et, pour ma part, je suis épuisé par toutes les tensions accumulées ces derniers temps. C’est pourquoi je propose qu’on se voie le vendredi suivant.
Il n’est guère plus de 23 heures quand j’arrive au studio de N.