785 - Journal d'un conscrit (17) [in memoriam J.-M.]
C***, le 23 janvier 1984
Bonsoir tous deux,
Ce soir c’est fond de ma « soute » que je vous écris. Imaginez une cabane de béton battue des vents, giflée par la pluie violemment, mais éclairée, chauffée comme une île de tranquillité dans le plein hiver — et cette possibilité de solitude, comme une douceur bienvenue après une harassante journée de boulot et une nuit très opaque où je n’ai guère dormi que deux petites heures.
Je vais rester une semaine ici, après les heures de boulot. Il y a dans un bâtiment voisin la chambre, avec quatre lits, un réfrigérateur et la télé. Cette semaine de « D.O. » (« disponibilité opérationnelle ») s’annonce sous de meilleurs auspices que la semaine précédente — j’espère seulement n’être pas trop dérangé puisque je suis censé délivrer en dehors des heures de services de l’essence et du gas-oil — mais il paraît théoriquement que non. Alors je profiterai le plus possible de ma situation pour lire, écrire, entendre le walkman, et me retrouver seul — bref, m’aménager autant que faire se peut de douces parenthèses : peut-être le temps ainsi paraîtra-t-il passer plus vite avant que de revenir vers la Vraie Vie. Le seul point noir de tout cela vient de ce que la télé dans la chambre a des chances d’empiéter sur un sommeil précieux, terriblement gangréné depuis pas mal de temps déjà… Mais le reste, somme toute, me semble avantageux — si l’on exclut l’impossibilité de sortir de l’univers d’une caserne pendant plus d’une semaine, et peut-être même dix jours, possiblement. Mais il faut compter que la « permanence-soute » m’exempte de tous les services imbéciles que l’on aurait très facilement pu me coller si ma « D.O. » avait été employée autrement… Et même, je pourrais en profiter pour remanier de vieilles ébauches de chansons, ainsi que je t’ai dit, J.-M. Tout ceci peut donc être vu comme du « temps libre », une sorte de loisir à aménager — si jamais le courage ne fait pas trop défaut…
Et j’aurai sans doute la possibilité de vous écrire plus longuement…
25/01/84
Jours difficiles, au sommet de la pénibilité. Heureusement qu’il y a “ma” soute, ce soir — et cette lettre. Voici deux jours infernaux, qui se sont mal, très mal passés.
Au commencement était une « revue globale de casernement » passée par un général, des colonels, des commandants… Cela aura lieu demain, ironiquement : le jour de mon anniversaire. Si bien qu’il a fallu — mais ce n’est pas fini — tout faire en même temps. Taper une note de service de vingt-cinq pages, un message « confidentiel-défense », faire le café, déménager un hangar, cirer un peu partout, nettoyer et nettoyer encore. En détails, cela a donné ceci à peu près :
Hier matin, rien n’était commencé d’un travail qui aurait pu commencer somme toute tranquillement la semaine dernière et se terminer aujourd’hui tout aussi tranquillement. L’on m’a servi sur mon bureau une pile de papiers « urgents » à taper. Si bien que lorsqu’ont commencé les déménagements, j’ai répondu à mes congénères qu’il m’était impossible pour le moment de les aider. Je me suis fait confirmer l’assertion par la « voie hiérarchique ». Bien entendu, mes petits camarades n’étaient pas heureux — ce que je comprends fort bien —, et il s’en est suivi une demi-douzaine d’engueulades sur le même thème : « pourquoi pas toi ? ». L’ambiance, des plus sombres, m’a passablement déprimé — d’autant que je souffrais fort aussi au clavier de ma machine face à la pile de paperasses à voir naître sur des stencils propres et bien orthographiés. L’après-midi, en un temps record d’une heure, j’ai déménagé trois bureaux pour balayer, serpiller, cirer les sols. Mais ceci est passé tout à fait inaperçu. Bien sûr. Qui ne voit pas l’autre travailler s’imagine toujours qu’il arrache les ailes des mouches…
Ce matin, mes compagnons étaient un peu plus calmes. Mais l’émotion était vive encore de mon côté. La fatigue, intense, également. Le désespoir de savoir à l’avance qu’aujourd’hui serait pire — plus encore.
Là-dessus est arrivé le « M.D.L. » (= sergent) Machin qui m’a appris que me compagnons jasaient beaucoup sur mes « manières ». Il s’est fait un grand plaisir de m’expliquer ce qu’il entendait pas là. Discours du genre : « on sait qu’il y a une recrudescence aujourd’hui de l’homosexualité [sic]… alors tout est possible… alors, arrangez-vous pour leur prouver le contraire… » !!! J’étais partagé entre l’envie de lui envoyer mon poing dans la gueule et celle de lui répondre froidement, caustiquement, qu’à l’impossible nul n’était tenu… Mais, plus encore, j’étais dégoûté. Je l’étais en particulier de tous ces bruits que l’on a dû faire courir derrière mon dos, et dont je ne soupçonnais pas l’existence… De voir apparaître le véritable visage des gens est souvent fort désagréable : c’était, ce matin, insupportable. En pensée, j’ai imaginé Antoine s’adonnant aux ragots — et j’ai vu que cela donnait de lui une image plausible, cohérente… Que ces ragots soient parvenus aux oreilles du M.D.L. Bidule montre assez bien ce que peut donner ici l’esprit de solidarité entre gens de la même condition — celle des « militaires du rang », écopant d’un poids équivalent de malheur, et qui se vengent de l’institution sur le voisin… Bonjour l’ambiance. — Bonjour le bas étage !
Ceci a plus mal passé que tout au monde. Le moindre racisme me fait blêmir, d’ordinaire ; aujourd’hui, il me donnait envie de pleurer…Enfin, l’immense découragement qui a fondu sur mes épaules a ce soir un peu passé — d’autant qu’Antoine et Jean ont d’eux-mêmes admis qu’il était vain, triste, et lâche (enfin, ça, c’est moi qui le pense) de s’engueuler…
Voilà de bien tristes épreuves. Celle de vieillir l’est pareillement. Demain, je fêterai tristement aussi mon vingt-quatrième anniversaire. Je doute que le Général Bordel vienne me le souhaiter, je ne crois pas qu’il aura cette plaisante attention…
Je suis dégoûté du kaki, ce soir. Et plus que jamais du militaire à galons. L’ineptie du commandement partout est si grotesque que, comique, elle est à pleurer. D’avoir à subir cet environnement de l’imbécillité met dans une détresse dont j’espère, Pascal, que tu t’en épargneras (ce serait pour moi une bonne consolation). L’univers de la connerie est démentiel, ici. Point.
(Enfin, je suppose que cela ira mieux une fois que demain sera passé...)
Encore ceci : ce matin, j’ai reçu une lettre format bristol de couleur brune dont je ne suis pas parvenu à identifier l’expéditeur. Je l’ai ouverte beaucoup plus tard, à un moment où j’en avais enfin le temps. C’était un courrier de F***K, tout en circonvolutions, qui s’excusait d’avoir pris la fuite début janvier et d’avoir raté notre rendez-vous… C’était bien de lui, et ses politesses inutiles, et décalées. Enfin, cela m’a fait plaisir tout de même de savoir qu’il est en vie… cela dit en passant…
Cela m’a aussi rappelé que Raymonde se taisait encore, et que j’avais écrit pour elle trois lettres en souffrance qui ne lui seront pas encore parvenues. Mais bref, ce n’est pas le moment de faire le compte des absences, d’autant que celles à venir ne sont pas des moindres, décidément. J’ai mon compte d’amertume, ce soir.
P.-S. […] De toute façon, ma lettre n’est pas finie (je serais bien désappointé qu’elle s’arrête ici !). […] ([I]l me faut [aussi] prévoir d’écrire à J.-P. […], à S., Hannah — puisque nous avons convenu de trouver le temps de nous voir début février — et de répondre à F***K peut-être, puisque je crois en lui incorrigiblement ! Tout cela me laisse bien du pain sur la planche, et, si le rythme ici ne ralentit pas, eh bien, c’est ataxique que je risque de revenir à **** !)