803 - S i c i l i a n a (11)
S i c i l i a n a
PARIS - SICILE - PARIS
Journal extime (7 - 21 avril 2017)
11
19 avril
Matin
Je me livre à un ménage sommaire avant de quitter l’appartement.
Les Latomies du Capucin que j’avais voulu voir l’avant-veille… n’ouvrent que du jeudi au dimanche !
J’ai longuement marché pour en faire l’amer constat et regrette tout ce trajet à pied pour rien…
Je fais mes adieux à Syracuse, à ses étagements de civilisations et de cultures, tout en prenant quelques dernières photographies.
Après-midi
Le train de 13 heures 35, lui, n’était finalement qu’une belle fiction. Quand j’arriverai à Catane, il n’y aura, du fait de mon retard, en principe plus personne pour m’accueillir… Il se pourrait que cette journée doive être comptée au bilan des journées nulles et non avenues…
En attendant le train suivant — le seul véritable à venir —, je ronge mon frein à la gare.
Catane
On m’envoie à nouveau par deux fois dans une mauvaise direction.
Quand je trouve enfin l’adresse de ma logeuse, celle-ci m’a tout de même attendu en dépit de mon retard.
J’en suis proche, et je visite donc l’exposition Escher.
Je me laisse prendre au jeu de ses visions, spéculaires, spec(tac)ulaires, déformantes et paradoxales, vertigineuses et désorientantes, souvent amusantes.
Maurits Cornelis Escher, Day and night one, February 1938, Black and grey woodcut, printed in two blocks ; Sky and Water I, June 1938, Woodcut, 439 mm x 435 mm ; Relativity, July 1953, Litograph ; The Encounter, 1944, Litograph © Internet
Les premières salles sont centrées sur ses rapports avec l’Italie, la Sicile notamment.
Les salles dévolues à la réception de l’œuvre et aux hommages qui lui sont rendus sont intéressantes.
Je retrouve (mais les détails ne coïncident pas toujours, et ce n'est pas tout à fait la même boîte !) une célèbre boîte de cacao1
— alors même que j’ai découvert la veille un texte de Gide sur la mise en abyme que je ne connaissais pas —
ainsi que les fameuses mains se dessinant l’une l’autre (dont je rate la prise photographique).
Début de soirée
Je me promène ensuite. Le crépuscule gagne peu à peu sur la lumière.
J’ai écrit à Duncan — à cause de sa sœur, qui avait une vision misérabiliste de la Sicile — que la misère était moindre à Taormine et Syracuse qu’à Palerme ou Naples ; mais c’était avant de voir Catane. Marthe m’avait dit qu’elle en avait gardé le souvenir d’une « ville sombre ». Seules des églises baroques massives semblent se rappeler le passé.
Je découvre aussi la façade art nouveau d’un pavillon modeste, transformé en officine à kebab.
Soir
Le restaurant près du marché aux poissons sur lequel j’ai arrêté mon choix ne me contente qu’à demi… Mais sans doute ai-je mal choisi mes plats : tout a l’air tellement meilleur dans l’assiette des autres !
Au moins l’addition — et ses 15 € — est-elle douce.
La splendeur de Catane est passée, mais réelle. La ville est mal entretenue ; elle laisse toutefois deviner encore de beaux atours le long de l’avenue que je parcours, lors d'un crochet, avant de rentrer : palais du XVIIIe siècle, églises baroques, immeubles du tournant des XIXe et XXe siècles…
L’envie me vient d’approfondir le lendemain.
* * *
Les enfants de la logeuse, derrière la paroi qui sépare ma chambre de l’immense cuisine, sont bien bruyants. Je me visse des bouchons d’oreille afin de ne plus les entendre — et m’endormir.
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1 Je dois mon premier contact précis avec la notion d’infini à une boîte de cacao de marque hollandaise, matière première de mes petits déjeuners. L’un des côtés de cette boîte était orné d’une image représentant une paysanne en coiffe de dentelle qui tenait dans sa main gauche une boîte identique, ornée de la même image, et, rose et fraîche, la montrait en souriant. Je demeurais saisi d’une espèce de vertige en imaginant cette infinie série d’une identique image reproduisant un nombre illimité de fois la même jeune Hollandaise qui, théoriquement rapetissée de plus en plus sans jamais disparaître, me regardait d’un air moqueur et me faisait voir sa propre effigie peinte sur une boîte de cacao identique à celle sur laquelle elle-même était peinte.
Je ne suis pas éloigné de croire qu’il se mêlait à cette première notion de l’infini, acquise vers l’âge de dix ans (?), un élément d’ordre assez trouble : la jeune Hollandaise, répétée à l’infini comme peuvent être indéfiniment multipliées, au moyen des jeux de glace d’un boudoir savamment agencé, les visions libertines.
(Michel LEIRIS, l’Âge d’homme, “L’infini“ Gallimard, 1939, [éd. Folio pp. 36-37]).