820 - Journal d'un conscrit (22) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

 

 

820 - Journal d'un conscrit (22) [in memoriam J.-M.]

22.02.84

 

Début d’une lettre. Bonsoir.

C***, le 22 février. « Qu’allait-il faire dans cette galère ? »

En manque d’inspiration, mais heureux tout de même d’écrire, c’est ainsi que je débute ces lignes cahotantes. Je ne vais tout de même pas vous ressortir mon petit couplet sur l’intentionnalité et la réalisation (en rhétorique, l’on appelle cela une « prétérition »).

 

J’ai quitté **** en voiture, cette fois-ci. Ma conductrice était une copine de M. et d’Alain, qui est institutrice à C***. Une jeune fille charmante, pleine de principes ravissants, un peu démodés, qui m’a fait pour cela me taire à certains endroits de la conversation. Nous nous reverrons sûrement.

Mais je serai certainement plus heureux de revoir V***, à qui j’ai écrit rapidement quelques mots hier soir. Sa venue à C*** est imminente, et je l’attends avec impatience : elle illuminera mes jours de réclusion, d’autant que l’on manque de compagnie féminine dans les environs (et la compagnie masculine ne semble pas faite exprès pour me combler… enfin bref…). J’attends de ses nouvelles.

 

Des nouvelles, je n’en ai guère. C’est à croire que je n’envoie jamais de lettres ! — J’en profite pour vous l’écrire : vous n’êtes que de vieux singes (Pascal y compris : il a désormais vingt-trois ans) que la paresse accable misérablement.

Je vais vous raconter mes malheurs, vous n’y couperez pas. Car après une première « garde » jeudi dernier, il y a eu cette [deuxième] « garde » lundi (bon anniversaire, Pascal) pour laquelle je suis parti si précipitamment de tout ce que j’aime, et il y en aura une troisième et dernière (jusqu’à la prochaine… bien sûr) dimanche qui vient. Mais ce n’est pas tout. De peur que je m’ennuie d’ici là, l’on m’a fait ce délicieux présent de me mettre « piquet d’incendie », ce qui signifie que je suis bel et bien bloqué dans ces murs vert olive et que je ne serai jamais couché avant vingt-deux heures de toute la semaine. Alors, oui, je serai heureux de voir se lever le soleil sur le 27 février, sur la semaine prochaine — puisque tous ces « services » (l’euphémisme est bien choisi, [l’euphémisme est] bien trouvé) s’achèveront enfin, que mon retour, ma marée haute vers vos plages ne tardera guère, et que mes « vacances » se rapprocheront.

 

Je rentre à **** le jeudi 1er mars, si rien ne s’y oppose. Je rentre trois jours. Avec un programme établi par avance, quoique les événements l’infirmeront très vraisemblablement. J’ai prévu, en effet, de voir FrédéricK jeudi 1er — et il viendra peut-être ; en principe, enfin, je devrais être invité par Grégory (c’est la tournée des « ekses » décidément : cela va-t-il, sait-on jamais, me transformer en « F.A.P. » ?!) le samedi soir : ces repères, comme tous les autres, m’aident à surmonter les épreuves, et je me les répète presque maladivement.

 

Je sais depuis aujourd’hui mon retour à la vie civile. Je vais pouvoir compter à rebours. Le 27 septembre sera mon jour de nouvel an, puisqu’on m’a massacré, cette année, ma Saint-Sylvestre. Il y aura, d’ici là, deux cent dix-sept couchers de soleil et deux cent dix-huit levers. Cent quarante-deux jours ont déjà passé. Et l’équinoxe d’automne aura lieu, comme tous les ans, le 22 septembre. Seul Georges Brassens chantera qu’il s’en fout. Je pourrai fêter les vingt ans de Grégory le 28, les Michel le 29, et la fête de tous les jours qui suivront.

Il y a tout de même l’arasement de « mon » secrétariat, tombé doucement en sommeil depuis dix jours déjà. « Bénédiction de Dieu dans la solitude. » J’y parviens à écrire, et ceci, en plus de mes heures « planton » au foyer (où en tant que « piquet d’incendie » en mal de feu, je me tiens jusqu’à la fermeture avant que de le serpiller) : ma correspondance est en crue, subséquemment (Fin de ma lettre à FrédéricK lundi, début d’une lettre pour S., depuis ; lettre à V***, hier mardi ; lettre à M. et Alain, ce matin — mon œuvre devient “hugolienne”.)

 

(Jean-Yves passe, à qui je demande de m’avancer le prix d’une “brune”. Je plante donc ma “Pelforth” dans le décor. C’est bien bon. — Jean-Yves est un compagnon de tourmente de la B ** — souvenez-vous, là où vous m’envoyiez de rares et anciennes lettres. Il est secrétaire-comptable, à présent, dans une « batterie de tir ». Il vient chaque jour pour chercher du courrier aux « Services Techniques ». Nous prenons le café. Je lui ai demandé, comme il visite les épiceries pour ses supérieurs hiérarchiques, quand il le pourrait, d’acheter des croissants pour nous faire des petits-déjeuners qui feront pâlir les messieurs à barrettes qui confondent « mon » secrétariat avec une cafétéria. L’on a les douces revanches que l’on peut, dans ce contexte sinistré.)

 

J’ai constaté que je me « civilisais » beaucoup lorsque j’étais « bloqué » quinze jours ici. Cela me vaut de commencer à connaître quelques têtes, à en apprécier certaines, et d’égayer ma réclusion. Cela me console également des conards, qui sont légion (et quand je dis « légion »…)…. Il y a le vaguemestre, le secrétaire-comptable de la B *, deux types du « BPSR » avec qui j’échange aussi quelques mots, banals mais encourageants. A la « permanence » (« piquet d’incendie » oblige), je mange en compagnie de mon « cureton », avec qui je prends plaisir à proférer des obscénités futiles (déplorant, par exemple, l’échange standard des vespasiennes contre les très aseptiques “sanisettes”). Oui, cela repose des conards — bien que l’étendue de ces rapports soit, somme toute, limitée.

 

Je ne me coucherai pas tôt, je crains, ce soir. Nous devons rester jusqu’après la “séance vidéo” qui commence à vingt heures. Je suis bon pour lire car le titre du film ne m’inspire guère (avez-vous jamais entendu parler d’un chef d’œuvre intitulé Cri de rage ? — moi pas). Le nettoyage aura lieu après, et je crains que mon lit doive attendre après moi… Bref, les Malheurs de Sophie par Madame de Sévigné, il suffit : je me tais à ce propos.

 

Incident comique : cet après-midi, l’adjudant a confondu mon bureau avec celui du lieutenant. Il s’est même excusé. Je lui ai conseillé de prendre quelques jours de « détente ». (J’espère qu’il obéira !... ça me fera des vacances à moi aussi…)

 

Je poursuis ma « lecture suivie » des œuvres de Duras. J’y vais parcimonieusement mais sûrement, et c’est une histoire d’amour enchanteresse. L’évasion que me procure la lecture ici [me rappelle] combien j’ai dévoré de livres entre six et quinze ans. Je parviens, en moyenne, à lire un roman par semaine, ce qui n’est pas mal quand on y songe. [Cependant], je ne peux trimballer dans ma poche de « parka » le volumineux Journal de Cocteau et me contente, pour le moment, de Kafka et de Léo Malet — ce qui n’est pas si mal, après tout, non plus.

 

Je vais cesser bientôt mes bavardages. Ainsi cette lettre vous parviendra-t-elle bientôt. Peut-être connaîtrez-vous cette joie particulière de répondre à du courrier… Mais je ne vais pas être langue de vipère jusqu’au bout, car, rassurez-vous, je vous embrasse.

 

Romain

 

P.-S. : Fin de ma lettre. Bonsoir encore.

— Si vous ne m’écrivez pas, vous serez obligés de m’inviter à dîner le vendredi 2. Et, si vous le faites, vous pourrez également m’inviter à dîner. Je vous téléphonerai de toute façon, dès que rentré.

A bientôt.

 

 

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