889 - Pages choisies : A la lecture (1)

Publié le par 1rΩm1

 

 

de Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, A la lecture, Grasset, 2014 :

 

Postface

 

Le livre […] est né d'un film, lui-même né d'un livre. C'est un livre gigogne.

Au commencement, il y a À la recherche du temps perdu, un livre de Marcel Proust dont le centenaire de parution du premier tome a été récemment célébré.

Ensuite il y a Proust lu, un film réalisé par un des auteurs de ce livre. Commencé en 1993, il se propose d'enregistrer la lecture de l'intégralité de la Recherche par une myriade de liseurs de toutes sortes, grands et petits, connus et pas connus, connaisseurs de Proust ou pas, vous et moi, chez nous dans la rue le métro au travail au lit dans la baignoire à la campagne, partout dans la vie d'aujourd'hui, les habits d'aujourd'hui, les lieux d'aujourd'hui. À l'heure où nous écrivons ces lignes, fin 2013, le film totalise une durée de cent huit heures, pour mille cent liseurs.

Enfin il y a ce livre, c'est-à-dire le désir de retrouver encore, toujours et partout les échos infinis de ces lectures. Dans la plus grande liberté possible, nous avons saisi l'occasion de mettre sur le papier ce qui avait déjà nourri nombre de conversations que nous avions eues sur et autour de Proust. Nous nous sommes tenus volontairement à l'écart de la glose et de l'érudition et avons voulu par-dessus tout reprendre le fil de l'émotion née de la lecture et sans cesse renouvelée.

 

889 - Pages choisies : A la lecture (1)

V.A. & M.R.

 

(pp. 231-232)

 

 

2 408 pages de papier bible

 

Le 10 ou 11 août 2008, au milieu d'un paysage de montagnes et de sable, Apolline, dix-huit ans et les cheveux frisés, un air résolument effronté, chevauche un petit cheval mongol croisé d'un Prjevalski, dont la robe est jaune, les crins noirs, et les jambes un peu zébrées. Apolline a quitté Oulan-Bator huit jours plus tôt, en compagnie de Tchuka, Altansur, Juliette, Tsama, Benjamin et Antoine, tous à cheval, et tous très jeunes (dix-neuf, vingt ans). La nuit, ils dorment à la belle étoile, couchés sur les tapis de selle des chevaux. Ils placent soigneusement leurs havresacs à l'est près de leurs têtes pour se protéger du soleil au réveil. Deux nuits auparavant, le petit cheval d'Apolline, d'ordinaire plutôt flegmatique, a défait son entrave et elle a dû partir à sa recherche dans la steppe, emportée au galop par le bel Altansur.

Apolline chevauche penchée sur un énorme livre — 2 408 pages de papier bible, 1,640 kilogramme sur la balance de sa cuisine parisienne. Elle s'est tant abîmée dans le texte qu'elle en oublie d'essuyer ses lunettes rondes cerclées d'argent, couvertes de poussière. Depuis son départ de Paris le 1er juillet, Apolline lit ce grand livre comme elle respire. Cela devait avoir lieu en Mongolie. Pour d'autres, ce serait dans le Transsibérien, ou dans les pampas de la Patagonie, sous la couette avec le grand amour, ce serait pendant une année de chimiothérapie, dans l'édition vintage de la grand-mère, ou au bistrot tous les matins — à la même place et à la même heure. Et même si c'était simplement dans le RER aux heures d'affluence, ce serait la plus belle, la plus émouvante, la plus renversante des choses qui nous arriverait. On en parlerait longtemps avec émoi, la voix altérée, les yeux brillants. Et cela ne pourrait être qu'une grande aventure, une expérience extrême, un dépassement de soi, il faudrait être à la hauteur, avoir la grande vie qui va avec le grand roman. On n'irait pas à la légère, hors de question. Et avant même d'ouvrir le livre, nous savions déjà que c'était un livre pour géants, et que grâce à lui nous serions des super-géants. […]

 

 

L'ordre des mondes

 

Altansur est un de ces noms qui n'ont été inventés que pour qu'on en tombe amoureux, en priant pour que celui qui le porte en soit à la hauteur. Apolline ignore sa chance d'avoir ainsi sous la main, pour traverser ce pays de mamelons, de beaux ciels ocreux, de passes herbeuses et de grands vents contraires, un garçon dont la beauté s'est hissée à la hauteur de celle de son nom.

 

(pp. 7-8, 10)

 

 

Pendant la lecture

 

Il la lit donc, cette page cornée, et comme d'habitude, tout concentré qu'il soit, il pense à mille autres choses en même temps, et parfois, quand il s'en rend compte, il est saisi de crainte à l'idée que cette dispersion lui fasse rater sa lecture, la rende inutilisable — un peu comme quand il conduit, se met à penser à autre chose qu'à la route, réalise par intermittence qu'il n'est pas du tout à son affaire, que c'est dangereux, que c'est comme ça que les accidents arrivent.

Pour être honnête il ne pense pas réellement à mille autres choses, plutôt à une seule, qui va et vient. Il pense qu'il aime les femmes, beaucoup, depuis toujours, mais que pour toutes sortes de raisons — son métier en rapport avec l'art, son goût pour les habits de belle facture, de bonne tenue, le soupçon de préciosité qui parfume son langage, un je ne sais quoi d'affecté dans son maintien, parfois dans sa démarche, dont il est conscient mais qui lui est naturel — on a souvent pensé de lui qu'il aimait les hommes, on le lui a parfois dit, soit gentiment, par curiosité, soit un peu agressivement, par énervement. On dit « gay » maintenant, c'est drôle.

Il pense que s'il l'était, gay, précisément, ce terme lui déplairait, mais il ne sait pas au juste lequel lui conviendrait puisque, par définition, il ne l'est pas. Il pense que ce doit être déplaisant d'être désigné, avant toute chose, par son orientation sexuelle, qu'il ne viendrait à l'idée de personne de dire de quelqu'un qu'il est hétérosexuel plutôt que marchand d'art ou plombier, sympathique ou bouché à l'émeri. La cinéaste a presque disparu derrière sa caméra, il suppose qu'elle doit surveiller l'image, il tente de ne pas perdre le fil, de ne pas se disperser, se dit que c'est dommage qu'elle se cache ainsi, c'est une très belle femme et même si, dans sa position, il ne pourrait guère la contempler, l'avoir dans son champ de vision lui plairait parce que la beauté, sous toutes ses formes, lui est toujours un réconfort.

 

(pp. 26-27)

 

 

 

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