893 - Pages choisies : A la lecture (3)

Publié le par 1rΩm1

 

de Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, A la lecture, Grasset, 2014 :

 

 

893 - Pages choisies : A la lecture (3)

Vacillement

 

Je rencontre André par hasard, sur une place assez calme du 11e arrondissement où viennent souvent se reposer sur un banc et discuter entre eux de ces ouvriers du bâtiment venus des marches orientales de l'Europe, de Turquie, qui sont ce qu'André goûte le plus au monde avec la lecture et la crème anglaise. Il n'est pas rare que dans cet endroit paisible, à l'écart des grandes circulations, il noue conversation avec l'un d'eux qui bien souvent le suivra discrètement pour partager son lit, voire sa nuit. Ce sont des hommes sombres et massifs, généralement désarmants de prévenance et de douceur, qui comblent son attente du poids de leurs kilos et du fer de leurs muscles.

Aucun risque que, cet après-midi-là, nous nous fassions concurrence, j'ai la faiblesse de m'attarder encore aux gazelles nerveuses et dures qui ne croisent ici que rarement. Je suis heureux de voir André, des mois que j'étais sans nouvelles. Mais il revient d'Istanbul, où il a passé de longues semaines. Nous nous sommes installés sur un banc, la conversation roule, ou plutôt les conversations : à celle, courante, amicale et gaie qui nous voit retracer à grands traits les derniers événements de nos existences respectives, se mêle, s'y substituant parfois, celle de l'immédiat, brefs commentaires, appréciations codées, désirs esquissés dans la langue, qui nous voit, elle, organiser prestement le champ de nos possibles avec les quelques hommes qui face a nous se tiennent, vont et viennent et discutent, et à notre présence accordent sans en avoir l'air une attention précise. Nous sommes, chacun sur nos bancs et les uns pour les autres, un possible futur, immédiat, de plaisir, de corps froissés, saisis, visités, ce qui vaut bien que sans en avoir l'air nous nous envisagions, ainsi, comme des objets.

André évoque son séjour en Turquie, la révélation qu'il a eue, là-bas, d'être infiniment plus à sa place que partout ailleurs, d'être, au milieu de ces hommes qui sont exactement son type, au paradis de son désir, de n'avoir qu'à tendre les bras pour en saisir les pommes, innombrables, et rouges, dorées ou pâles, goûtues et infiniment rondes, et s'en emplir la bouche. André est à son affaire, raconter pour lui est comme aimer, les hommes qui nous font face de l'autre côté de la place sont autant de figures émergeant de la brume qui en hiver souvent dérobe aux yeux curieux Corne d'or et mosquées, coupoles et minarets. Il me dit : Je suis allé dans un bordel, et soudain je vacille, un monde s'ouvre à moi au simple énoncé de ce mot.

André raconte : Ce n'est pas vraiment un bordel mais un hammam dont les clients ne viennent pas que pour les bienfaits de la vapeur et dont le personnel, pléthorique eu égard aux dimensions de l'établissement, s'occupe contre rémunération du bien-être des clients jusqu'en d'intimes détails. Après avoir acquitté un droit d'entrée, toute transaction financière se déroule directement entre le client et le membre du personnel qu'il a choisi pour s'occuper de lui. L'endroit est fréquenté par des locaux et quelques touristes bien informés, l'offre est de toute première qualité à tous égards et pour tous les goûts.

Je vacille, je sens l'humidité des lieux, la moiteur des corps brille et se reflète sur la place où nous sommes, André m'invite à l'un des points du monde où j'ai le plus envie de me rendre depuis que j'ai lu, à dix-huit ans, ces pages de la Recherche où palpite un secret, une de ces clefs du monde qu'on désespère de pouvoir jamais tenir serrée dans sa main asséchée de désir — envie ravivée un peu plus tard par les Pages égarées de Jouhandeau (Jouhandeau et Proust fréquentaient les mêmes maisons) et par chacune de mes lectures de la Recherche sans que jamais j'aie tenté même d'y aller voir de plus près, convaincu que le monde d'aujourd'hui a jeté cette clef aux oubliettes. Le récit d'André me renvoie à la fois à une certaine naïveté incurable (en l'occurrence, avoir pensé que, parce que les maisons closes sont désormais interdites, elles n'existent plus, ni ici ni ailleurs) et à ce besoin récurrent que nous avons, naïf lui aussi dans une certaine mesure, de repousser toujours plus loin l'accomplissement promis par la littérature, de le contempler comme l'horizon toujoµrs de nouveau évanoui et réapparu.

Je sais qu'il faut à André de solides gaillards comme ceux qui nous font face. Il me dit : On trouve aussi des gazelles, chérie, on trouve de tout — et dans le petit rire de gorge qu'il étouffe, dans les yeux ronds comme des billes qu'il roule en clignant des paupières comme une entraîneuse en préchauffage, je retrouve ce que j'ai toujours aimé chez André, cette façon de faire jaillir la folle la plus radicale des replis du docte professeur qu'il vient tout juste de cesser d'être, du paisible retraité dans les habits duquel il s'apprête à se glisser sans renoncer à rien. C'est une sorte de Charlus, la culpabilité en moins.

Il raconte, je vacille ; et plus il raconte, c'est-à-dire plus il s'approche du lieu sacré entre tous, de la cérémonie secrète qui se déroule là sous les auspices du désir et de l'argent — ces deux fondements de nos vies qui, au fond, demeurent paradoxalement inavouables —, plus je vacille. J'entre avec lui dans le hammam, en vérité un palais, une féerie. Je ne suis là que par raccroc, porté par son récit, mais cette place-là convient à ma timidité, à l'émoi qui me gagne à l'idée d'approcher le saint des saints, qui se serait fait paralysie s'il avait fallu affronter la réalité du bordel plutôt que le récit d'André. Pour aujourd'hui, je suis mieux dans le nom du lieu que dans le lieu.

Au rez-de-chaussée, passé l'entrée, le manager, une belle cinquantaine, l'œil intelligent, l'anglais fluide mâtiné de r roulés, comme je l'aime, entraîne le visiteur dans un dédale de couloirs vers une cabine où il pourra se déshabiller, puis dans le grand atrium du temple où trône une piscine, bordée de douches, d'un bain bouillonnant, du hammam et d'un sauna. Là s'agitent en grappes de deux ou trois une quinzaine de gars de dix-huit à trente-cinq ans bâtis comme des dieux et vêtus d'un simple peştemal, cette serviette fine dont on se ceint les reins, ici, dans les hammams. Mon vacillement manque de se faire défaillance, je marque une pause, le manager susurre à l'oreille d'André qu'il peut avoir n'importe lequel de ces gars-là, en hèle deux qui s'approchent, sourire de bons garçons aux lèvres, les tripote pour mettre en valeur leurs formes, fait les présentations, une parfaite maquerelle. Un troisième arrive du fond de l'atrium, il a ferré André du regard, il s'approche et négligemment réajuste son peştemal de façon qu'André n'ignore rien de ses précieux arguments. Heureusement que je suis assis, je ne suis déjà plus rien qu'une espèce de désir ouvert à tous les vents de cette ronde de garçons emplis de sang et de muscles qu'ils peinent à contenir et dont ils vendent l'excédent, prêts à en découdre avec nos envies les plus saugrenues. Je vous laisse choisir, prenez votre temps, conclut le manager qui sur ces entrefaites disparaît, bientôt suivi d'André parti faire son marché.

Moi, je n’ai pas bougé, je ne peux plus faire un geste, mon air groggy maintient à bonne distance chacune de ces créatures qui ont compris d'un simple regard qu'il valait mieux me laisser aller à mon rythme et se tiennent à ma disposition. Que de telles beautés chargées d'un tel potentiel sexuel affiché avec une telle ingénuité existent seulement suffit pour l'instant à mon anéantissement. C'est une heure creuse, il est tôt, les clients, dehors, vaquent encore à leurs affaires sociales, les garçons patientent, se charrient, piquent une tête, boivent un café, filent sous la douche, André a disparu, je ferme les yeux.

Je m'extrais doucement du bruit ambiant qui va s’atténuant, Je n en conserve qu’un fond sonore ouaté, liquide, celui de l'eau qui coule, de la vapeur qui s'élève, des pieds mouillés qui scandent des danses étouffées sur le rebord glissant des bassins, le carrelage des allées... Des chants d'oiseaux pourraient s'élever, une brise m'apporter un peu de cet air tiède chargé d'odeurs fleuries qui vous saisit parfois à l'approche du rivage, je pourrais boire du thé, émietter un gâteau, laisser venir à moi ces splendeurs insensées qui glissent, ricochent et passent, s'empoignent et chuchotent sous le voile translucide de mes yeux refermés.

Un bruit sourd, soudain, perce cet équilibre, je garde les yeux clos, les murs de ce dédale sont comme papier à cigarettes. Un martèlement régulier qui va s'amplifiant. Je ne l'identifie pas tout de suite, mais avant même de l'identifier, ou plutôt au moment précis où je me rends compte de sa nature et du fait qu'en réalité je savais parfaitement de quoi il retournait depuis l'instant où il avait commencé, je vacille. Je garde les yeux clos, et au martèlement s'ajoutent deux voix graves, dont, je crois, celle d'André, des mots qui s'entrechoquent sur des souffles haletants, des mots turcs inconnus mais un langage clair, de suppliques, d'injonctions, d'ordres et de contrordres, sarabande tissée au cœur même des bruits sourds, une gigue endiablée prête à faire suer les corps, à écarter les murs, à fendre en deux les sens, avides et insatiables. Je vacille, c'est comme si c'était moi qui gisais là tout près, riche terre brune ouverte aux socs des charrues, éparpillée d'une poigne de fer par le colosse au peştemal entrebâillé qu'André avait choisi pour passer un moment, me laissant à rêver au milieu des fontaines.

La place s'est vidée de presque tous les hommes qui la peuplaient encore à un moment d'ici. André s'en est allé leur emboîter le pas, me laissant sur le banc, humide encore des vapeurs du hammam, de la sueur de ses hôtes, vacillant, petite page parisienne arrachée au grand livre des hommes de l’Orient.

(pp. 150-157)

 

 

 

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