915 - Ricaduta italiana (IV)

Publié le par 1rΩm1

 

 

RÉCIDIVE ITALIENNE

 

Journal extime, automne 2018

 

(Paris, Venise - Ferrare - Bologne, Paris)

 

IV

22 octobre

Matin

Je tâche de payer les factures d’électricité et de gaz dont je ne me suis pas acquitté avant de partir, renouvelant malgré moi  un scénario qui, la fois précédente, concernait la déclaration de salaire de la femme de ménage. Or, j’ai très imbécilement oublié de relever numéro de client ou de facture. J’appelle les deux services concernés, ce qui me prend trois quarts d’heure au téléphone pour régler ces dettes…

 

 

Après-midi

Aymeric est déjà dans la file d’attente du musée. Nous patientons un quart d’heure avant d’entrer. Dans la file, la femme qui nous précède — une dame déjà âgée, sans doute à la retraite — entend ce que je dis à propos du Caravage du Musée des Beaux-Arts de Nancy, du Tintoret et du Poussin, intervenant alors pour dire que le lieu a de quoi s’enorgueillir de toiles de grands maîtres. J’ai pu paraître critique, mais je n’en disconviens pas.

 

Caravage, l’Annonciation, v. 1607-1610 (photographie du 3 mars 2019).

Caravage, l’Annonciation, v. 1607-1610 (photographie du 3 mars 2019).

Je dis à Aymeric le détail de mes activités au cours des jours précédents.

Comme je lui parle du prix du studio dont Judith, la veille, voulait à toute force que je me porte acquéreur, il commente la longueur des trajets entre Paris et Le Bourget. L’idée de Judith d’un marché immobilier porteur ne le séduit donc pas (mais je la lui rapportais, non sans scepticisme, puisque je sais qu’il se cherche un appartement dans la banlieue de Paris, mais ne sachant pas si la distance — dont je n’ai pas vraiment idée — lui conviendrait).

 

L’exposition Caravage, quoique vite faite, — aussi nous attardons-nous, la refaisant à l’envers — nous plaît. Les œuvres en regard des peintres contemporains — d’où le sous-titre : amis & ennemis, quelque peu énigmatique et qui peut néanmoins sembler plaqué — sont inégalement intéressantes,

 

Pensionante del Saraceni (actif vers 1615-1620), le Reniement de saint Pierre, 1610-1620, Huile sur toile, Cité du Vatican, Musei Vaticani

Pensionante del Saraceni (actif vers 1615-1620), le Reniement de saint Pierre, 1610-1620, Huile sur toile, Cité du Vatican, Musei Vaticani

le Ribera, en particulier, que, quoique plus prenant que la plupart des autres, je ne peux m’empêcher de trouver décevant.

 

José de Ribera, le Reniement de saint Pierre, vers 1615-1616, Huile sur toile, Rome, Gallerie Nazionali d'Arte Antica in Palazzo Corsini

José de Ribera, le Reniement de saint Pierre, vers 1615-1616, Huile sur toile, Rome, Gallerie Nazionali d'Arte Antica in Palazzo Corsini

— A croire que les organisateurs n’ont pas voulu faire d’ombre au Maître suprême.

Je m’enhardis, tout le monde s’y livrant, à photographier les toiles, malgré l’interdiction expresse de le faire.

 

saint Jérôme écrivant

saint Jérôme écrivant

Caravage, Saint François en méditation, vers 1606, Crémone, Museo Civico Ala Ponzone

Caravage, Saint François en méditation, vers 1606, Crémone, Museo Civico Ala Ponzone

Saint Jean baptiste

Saint Jean baptiste

Le joueur de luth, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage

Le joueur de luth, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage

915 - Ricaduta italiana (IV)
915 - Ricaduta italiana (IV)

Entre tous ces tableaux, c’est peut-être cet Ecce Homo qui a ma préférence : non seulement je ne connaissais pas le tableau, mais cette présentation de Jésus entre Pilate et son bourreau me semble tout à fait bouleversante dans l'infinie douceur, l'immense détachement, la fragilité représentée, qui paraissent tout accepter et tout prendre par avance.

 

915 - Ricaduta italiana (IV)
915 - Ricaduta italiana (IV)
915 - Ricaduta italiana (IV)

Aymeric lui aussi extrait de sa sacoche son téléphone portable. (Comme d’habitude, nous nous étonnerons des résultats obtenus par nos divers appareils : sur mes clichés, le saint Jean Baptiste est trop jaune selon Aymeric,

 

(photos : Aymeric)
(photos : Aymeric)
(photos : Aymeric)

(photos : Aymeric)

mais les cartes postales vendues à la sortie ne seront pas plus satisfaisantes, celles-ci ne figurant d’ailleurs généralement que des détails, sans que cela soit signalé…)

 

915 - Ricaduta italiana (IV)
915 - Ricaduta italiana (IV)
915 - Ricaduta italiana (IV)

(Et ce dernier cliché s'avère bel et bien une récidive de mon incursion en avril dernier à la Pinacothèque Brera de Milan…)

 

Les Pèlerins d’Emmaüs, 1606, Milan, Pinacoteca di Brera (photo : Aymeric)

Les Pèlerins d’Emmaüs, 1606, Milan, Pinacoteca di Brera (photo : Aymeric)

Nous profitons de notre passage pour visiter à nouveau le reste de la maison.

 

Fresque de Tiepolo (1696-1770), la Réception d'Henri III à la villa Contarini, 1745

Fresque de Tiepolo (1696-1770), la Réception d'Henri III à la villa Contarini, 1745

 

Sortis du musée, nous déambulons sur le boulevard, submergés par le bruit de la circulation. Il fait — autre désagrément — beaucoup plus frais que les jours précédents. Comme nous sommes proches de la Gare Saint-Lazare, je propose de prendre un verre dans le pub où nous sommes déjà allés, Duncan et moi. (Il y a plus d’une année que nous ne nous sommes vus, lui et moi, et c’est dans ce même endroit que nous nous étions retrouvés. Ce n’est toutefois pas une intention de pèlerinage qui m’anime, c’est une simple coïncidence commode, et je m’efforce de garder le cœur sec en m’installant avec Aymeric à peu près au même endroit qu’avec mon petit Américain, dont je suis, aussi bénignement que possible, prêt à croire que je ne le reverrai pas avant longtemps.)

 

Aymeric me rapporte que sa mère décline de plus en plus. Il faudra bientôt la placer dans une maison de retraite. Il appréhende le séjour qu’il fera chez elle à la Toussaint dans très peu de temps. Il me raconte : elle oublie tous les objets n’importe où ; elle égare la télécommande de la télévision ; elle ne pense pas à raccrocher le combiné après une conversation téléphonique, lequel ne se retrouve pas immédiatement.

Je narre alors comment, la veille, j’ai posé le pot de moutarde dans l’évier et m’apprêtais à placer à l’intérieur du réfrigérateur le verre dans lequel j’avais bu durant le repas. De l’âge. Il y a longtemps que je n’écris plus à ce sujet : l’effet conjuratoire n’agit plus dorénavant, et c’est à pieds joints que, pitre châtié, j’ai sauté sans m’en rendre compte le cercle de feu et me retrouve sur la piste ensablée, livré à quelques fauves dévorants…

Aymeric se plaint — à nouveau — de maux de dos.

Plutôt que de marcher le long des grands boulevards et d’être assaillis de bruits qui nous tympanisent et vrillent la tête, puisque nous sommes sans idée de restaurant ni l’un ni l’autre, nous nous accordons sur une proposition d’Aymeric à propos d’une adresse « historique » du Marais — que je ne connais pas (le revenez-y  des lieux où j’ai pu dîner naguère avec N*** ne souriant qu’assez peu) — et nous nous y transportons.

Après avoir réservé notre repas, nous prenons un premier verre — là même où, après nous être promenés au Parc de la Villette, nous nous étions posés lors de notre première rencontre (j’entends encore Aymeric m’y parler de Michel Foucault). J’écorche le nom — celui pourtant d’un tableau représentant la plupart des membres du groupe surréaliste — de l’endroit.

Aymeric me demande quelles sont les expositions prévues au musée où travaille Patrice. Je convoque mes souvenirs.

Aymeric me dit ne pas trop aimer Miró. Il feuillette et déploie le livre acheté la veille quelques instants. Je renonce à le convertir. Il me dit aussi que, comme il a visité à Vienne cet été le Leopold Museum, ses souvenirs sont encore trop frais pour qu’il ait envie de voir l’exposition Schiele. Nous parlons de celle consacrée à Mucha au Musée du Luxembourg, dont Judith, la veille, m’a dit du bien.  Nous tombons d’accord sur l’idée que le musée Mucha à Prague est décevant.

Il me donne des références de livres (nous regardons ensuite, puisque nous en sommes tout proches, — c’est Aymeric qui en a l’envie — la vitrine de les Mots à la bouche), m’écrivant un titre sur un papier que je lui tends (et je songe que c’est la première fois en fait que je lis son écriture).

Je raconte aussi Adrien, qui a déposé sa thèse — ce qui suppose qu’il la soutiendra bientôt — et se sépare d’Elise, sa compagne depuis que tous deux avaient quinze ans (qu’Adrien m’ait mis dans cette confidence m’a surpris, en ce que nous n’avons jamais été proches, bien moins qu’avec Romain et P***).

Au restaurant, il me parle de N***. Je lui retrace les escarmouches qui ont eu lieu entre lui et moi tous ces temps derniers. Et je lui rapporte comment il a brutalement évincé Roman, comment ce dernier pleurait au téléphone, comment il n’a plus rappelé depuis... ; je ne l’aurais pas fait non plus à la place de Roman (d’ailleurs, je n’ai toujours pas répondu au dernier message que m’a envoyé N***...).

Il le dit déprimé.

 

Le restaurant n’est pas très bon : le filet mignon de porc que j’ai commandé, en sauce pourtant, est sec.

Nous évoquons le restaurant italien du quartier où il travaillait où nous sommes allés à plusieurs reprises. Aymeric me dit que le patron, qui cultive une italianité sans  faille apparente, est en vérité arménien, ce qu’il tait à la clientèle. Je m’amuse. Cela n’empêche de toute façon pas sa cuisine d’être excellente.

 

Deux ans déjà ont passé déjà depuis qu’il a perdu son emploi (alors que j’aurais pensé que cela ne faisait qu’une année !). Aymeric a envoyé quelques lettres de candidature, sans réponse pour le moment. Il me précise qu’il devra travailler jusque soixante-trois ans s’il veut bénéficier d’une pension pleine. Il n’a qu’une faible envie de retrouver un emploi du fait de toutes les servitudes que cela implique : horaires, contraintes, hiérarchie, collègues...

 

Je lui demande comment activer le dictaphone du traitement de texte. Nous prenons un dernier verre rue de la Verrerie. Il me montre quelques manipulations sur la tablette, que j’ai toutes chances d’oublier dès bientôt.

Je reçois un SMS de Patrice, qui se couche et remet l'idée de se voir au lendemain.

 

Il n’est pas très tard, mais la journée a été dense — et Aymeric a un assez long chemin de retour à parcourir.

 

 

 

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