943 - À pas maltais (11) / Apostille à toute belgitude récente (3)
À pas maltais /
Apostille à toute belgitude récente (3)
Paris – La Valette - Paris, 27 décembre 2018 - 5 janvier 2019
(journal extime)
11
4 janvier
Après-midi
En dépit de ce que j’avais pu craindre, l’accès à l’exposition Khnopff au Petit Palais n’occasionne pas de vraie file d’attente.
Alors que je m’apprête à l’écrire à Aymeric, une voix derrière mon épaule se fait entendre : « Si c’est à moi que tu veux écrire, je suis là ».
Dans la série des actes manqués du jour, je quitte le comptoir du hall d’accueil sans prendre mon billet.
L’exposition est assez bien faite, suivant un parcours thématique organisé de façon plus ou moins chronologique. (Nous nous amuserons de la façon dont le peintre continue de projeter sur sa sœur jeunesse et beauté diaphanes, le contraste entre le modèle vieillissant — des photos de séance de pose de Marguerite parfois figurent en regard des tableaux, l’une notamment pour le Secret, que me désigne Aymeric — et la femme représentée, lisse, fine, belle, élancée, prêtant de ce fait à sourire.)
[Je reproduis tout ou partie du contenu de certains cartels dont les détails ne sont pas dénués d’intérêt, ainsi que, parfois, la littérature murale :]
[La sœur cadette de Khnopff, Marguerite, a servi de modèle aux deux silhouettes qui paraissent flotter au ras du sol.]
[Le garde se tient immobile comme le chêne qui le dédouble. Un vaste champ occupe la majeure partie du tableau, réduisant le ciel à la dimension d’un bandeau. Au loin, on aperçoit le pays ardennais des hauts plateaux « minusculisé par de petites chaumières, des réductions d’enclos à haies basses, des villages et des hameaux étalés comme des jouets sur un tais », écrit Verhaeren qui admirait beaucoup ce paysage.]
[Khnopff a conçu lui-même le cadre japonisant en cuivre repoussé qui imite le cuir.]
Méduse, 1900, Bronze patiné, socle en marbre de Sienne, Collection particulière
[Khnopff […] représente [Méduse] avec une chevelure de vipères et la bouche grande ouverte mais il s’écarte de l’iconographie habituelle en la dotant de deux ailes, à l’instar d’Hypnos. C’est un des deux seuls bronzes réalisés par Khnopff.]
Des yeux bruns et une fleur bleue, 1905, Crayon et gouache sur papier, Gand, Museum voor Schone Kunsten
Khnopff est indéniablement un grand portraitiste de femmes… Il a pour vertu aussi, non seulement de mettre des pas dans mes pas en pays flamand pour mieux lover en moi une belgitude récente, mais encore de faire qu’Antinoüs en moi poursuive et atteigne quelque Hadrien inconsolable.
Antinoüs Mondragone, Italie, vers 130 après J.-C., Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines
[Favori de l’empereur Hadrien, Antinoüs mourut en 130 après J.-C., noyé dans les eaux du Nil. La statue de l’Antinoüs Mondragone tire son nom de la villa que les Borghèse possédaient près de Rome. Khnopff donne à la tête d’Hypnos, posée en avant de la figure drapée de Blanc, noir et or, les traits de l’Antinoüs du Louvre.]
Péladan, Jean Lorrain (l’auteur spécialement de Monsieur de Phocas), Georges Rodenbach : quelques spectres du passé refont surface, remontent d’eaux mortes, depuis ces canaux incertains où les souvenirs ont feint de sombrer ou bel et bien se sont noyés.
Ainsi, je me montre incapable de dire exactement à Aymeric à quoi ressemble le roman de Lorrain, une sorte d’avatar de À rebours, autre bible de la Décadence désormais installée, sinon que j’en avais trouvé la lecture éprouvante (en raison notamment de cauchemars faits par le héros, de sa lente descente aux enfers, me suis-je entre-temps rappelé, sans que je sois assuré qu’il ne s’agisse pas de ces souvenirs-écrans dont on affuble la défroque d’une mémoire qui a fini en écailles et queue-de-poi(s)son... — puisque in cauda uenenum, assurément !).
Dans l’ultime salle, c’est de Bruges — spécialement de la fascination exercée par Bruges-la-morte, sur Khnopff — dont il est question. Aymeric s’attarde sur les dessins et les photographies d’époque qui se succèdent sur trois murs, me demandant si les lieux ont changé, si la ville a été ou non bombardée durant la deuxième Guerre mondiale (je cherche une vue presque identique sur ma tablette, qui persuade que la ville a su préserver une atmosphère dont elle peut se prévaloir encore).
[Vue du canal longeant le Groene Rai (quai vert) près de la chapelle du Saint-Sang et sur les façades arrière de l’Hôtel de Ville et du Palais de Justice.]
A Bruges. Le lac d’amour, 1904-1905, Craie noire, crayon et pastel sur papier, The Hearn Family Trust
Et moi de songer à T., aux souvenirs du récit de Rodenbach que nous pouvons avoir en commun — T. à qui j’enverrai ces clichés-ci.
Lucien Lévy-Dhurmer, Portrait de Georges Rodenbach, vers 1895, Paris, musée d’Orsay, don de Georges Rodenbach, 1899
Dessin pour le frontispice de Bruges-la-Morte, 1892, Encre de Chine sur papier, Bruges, collection particulière
[Khnopff a pris pour sujet les deux héroïnes du roman de Rodenbach, confondues en un seul personnage. Rien ne permet de savoir s’il s’agit de l’épouse décédée d’Hugues Viarne ou de son double Jane Scott qui paiera de sa vie de n’avoir pas su ni voulu être sa réincarnation.]
Je retrouve (donc) certaines œuvres vues à Bruges, Gand ou Bruxelles (dont les Caresses — mais je m’abstiens d’en faire de nouvelles prises, ayant déjà passablement mitraillé la toile en juillet —, la Tête de Méduse ou Secret-Reflet).
Esquisse pour L’Art ou Des caresses ou Les caresses, 1896, Crayons de couleur et rehauts blancs sur papier, The Hearn Family Trust
Secret-Reflet, 1902, Pastel sur toile et crayons de couleur sur papier, Bruges, Stedelijke Musea, Groeningenmuseum
Le symbolisme à proprement parler ne s’affirme qu’après les premières salles. Mais il s’installe ensuite et se nourrit de toutes sortes d’influences autant que, singulière à l’évidence, non moins énigmatique que les œuvres, de la psyché de l’artiste. Le lien avec les préraphaélites — avec Moreau parfois —
Fernand Khnopff, D'après Flaubert. La Tentation de Saint Antoine, 1883, Gouache, huile et fusain sur papier, 85 x 85 cm © Internet
s'avère au fil de l’exposition de plus en plus patent, des amitiés admiratives l’attestant, des correspondances — propres ou figurées — circulant entre les œuvres.
I Lock My Door upon Myself, 1891, Huile sur toile, 72 x 140 cm, Bayerische Staatgemäldesammlungen, München, Neue Pinakothek
Aymeric me fait remarquer la beauté des cadres — à laquelle, je suis, de fait, depuis longtemps sensible, alors que l’immense majorité des reproductions dans les livres n’en tiennent pas compte. Je lui désigne un nu dont la sensualité se prolonge dans le choix même du cadre, forme et matière donnant l’envie d’y apposer son doigt pour en éprouver la mollesse laiteuse.
Énigmatique nous paraît la vie du peintre, retranché dans une Thébaïde ectoplasmique de celle de Des Esseintes, et que lui, plutôt que l’acquérir et la faire transformer, s’était fait construire — demeure, depuis détruite, dont sont affichés les plans dans une des premières salles...
Maquette de la maison-atelier de Fernand Khnopff (Architecte Édouard Pelseneer - terminée en 1902 - sise avenue des Courses n° 41 à Ixelles - détruite en 1938) © Internet
Nous chercherons des photographies de l’homme en feuilletant un ouvrage destiné à la consultation dans une salle réservée aux sources littéraires. Nous y verrons de beaux autoportraits peints au début de sa carrière, sans écho (ce qu’on peut regretter) dans l’exposition.