964 - Ricaduta siciliana (13)
À PAS RÉPÉTÉS
Ricaduta siciliana
(de Paname à Palerme, de Palerme à Paname)
Journal extime
(10 février - 21 février 2019)
13
19 février [suite]
Après-midi
Il est plus de 14 heures déjà, nous repassons à l’appartement.
M.-C. a répondu à mon courriel :
Bonjour Romain,
Merci de ton mot !
La crève est bien là. Et j'ai renoncé à faire la queue ! J'ai acheté le catalogue de l'expo à 12 balles chez Gibert où je me trouve... Un seul Sciascia, pas le plus intéressant ! je vais aller bouquiner au chaud en attendant mon train…
Bonne journée et à bientôt,
Bises enrhumées
MC
J’accompagne F. et Pascal au musée Yves Saint-Laurent, où j’étais allé déjà voir une exposition consacrée à Jacques-Emile Blanche à un moment que ma mémoire, sur le moment, ne saurait dater.
F. s’est trompé de ligne. Pris par notre conversation ensuite, nous dépassons l’arrêt où nous devions avoir notre correspondance, prenons donc le métro dans l’autre sens pour emprunter la ligne 3 à Oberkampf, plutôt que la ligne 1.
Je tâche — et y parviens parfois — de m’intéresser aux robes exposées (inspirées par Mondrian… Vélasquez… les années 20-30…)
ainsi qu’aux bijoux ou dessins et documents qui les accompagnent. (C'est parfois un détail qui sollicite mon attention ou ma rêverie, telle la joliesse d'un certain danseur, mais tout autant un souvenir de bonheur chorégraphique jadis commenté par S.)
Giancarlo Botti : Jean-Pierre Bonnefous (Phoebus), Claire Motte (Esmeralda), Yves Saint Laurent, Roland Petit (Quasimodo), Cyril Attanassoff (Frollo) pour le ballet chorégraphié par Roland Petit, “Notre-Dame de Paris”, 1965
Outre le « cortège de mariée » de la collection automne-hiver 1990 inspiré par les Ménines, je découvre une incroyable robe de mariée nommée “Babouchka”, d’une laideur qui paraît insulter (mais ce n’est pas un mal) l’institution même du mariage,
et qui m’évoque les robes dont ma sœur enveloppait ses poupons (avant qu'on n'impose aux enfants quelque Barbie — ou Kent),
voire ce doigt couleur chair hérissé de piquants dont nous chaussions notre index pour compter des feuillets et gagner en célérité dans deux emplois que j’ai pu occuper dans une vie antérieure (et que je n’ai garde de préciser tant certains métiers sont tout de même plus sots que d’autres !)…
Il est tout de même un lieu qui paraît respirer, vivre dans la lumière des baies qui l’éclairent : le studio ; ses livres d’art me plaisent, qui me semblent pouvoir éclairer (ou relativiser) la « création » du « maître » ès hautes coutures (même si à ces dernières je n’entends rien, ou pas grand-chose).
Dans une salle adjacente sont projetés les extraits d’un documentaire d’une dizaine de minutes, que j’ai vu déjà à la télévision.
Nous prenons un bus ensuite près du Pont de l’Alma, puis marchons par escaliers successifs depuis l’entrée des Tuileries jusque la rue P***.
Comme lors de notre arrivée à Paris, M.-C. et moi, je rencontre rue de Rivoli des collègues, qui s’exclament de l’aventure. En vérité, ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, que je croise des connaissances sur cette artère même !
Ici et là, F. et Pascal me désignent des restaurants où l’on mange correctement, selon eux. (Je regretterai par la suite, de n'avoir pas fait de clichés des vitrines devant lesquelles nous passions... Le réflexe de photographier tout ou n'importe quoi m'échappe encore...)
F. veut passer Place de la République, où a lieu un rassemblement contre l’antisémitisme, et nous faisons le détour.
Soir
La nuit est tombée un peu plus tard qu’à Palerme.
Il est presque 19 heures quand nous retrouvons l’appartement. (Nous avons marché presque deux heures et demie d’un pas plutôt vif, et je m’étonne que les distances parcourues n’aient pas dépassé les 18 000 pas, d'après le mouchard électronique et si peu romantique qui accompagne mes déambul[ations] dans les rues de Paris… autant dire que nous devions marcher beaucoup à Palerme, M.-C. et moi, et que je n’ai pas ménagé ses chevilles ! Je m’en accuse in petto.)
Pendant que F. et Pascal préparent l’apéritif, je regarde les photos prises avec le téléphone mobile, dont j’élimine la moitié au moins.
Nous parlons de choses et d’autres. J’apprends que Sun est le syndic de l’immeuble — et qu’il est payé 120 €/ trimestre (ce que je ne croyais pas possible, sauf pour les syndics professionnels).
Patrice arrive, sans Emma (je regrette un instant qu’elle ne soit pas là, car j’aime beaucoup la nièce de J.-M., qui avait habité chez lui quelques temps — et me rappelle toujours, en la voyant, l’adolescente lumineuse et rieuse, ouverte et curieuse aux conversations de son oncle et des autres interlocuteurs, qu’elle était alors).
Pascal et F. m’ont déjà servi une bière, et je sens bientôt — mais bien trop tôt — les effets de l’alcool.
Pascal me croit impatient de rejoindre le restaurant où ils ont réservé (les exigences de mon ventre sont connues, depuis les soirées avec J.-M., où ses bavardages d’une longueur toute castriste retardaient d’autant l’heure du dîner !). Ce qu’ils ont préparé pour l’apéritif est déjà si conséquent que je n’ai plus guère faim, en vérité. Mais, alors que, du même pas vif, nous nous rendons au restaurant, F. me dit que c’est pour 21 h 30 et non 21 h que notre table est réservée.
Aussi devons-nous attendre une vingtaine de minutes qu’une table se libère. Le gérant derrière le comptoir — de qui Pascal et F. sont mieux que connus, avec qui ils se montrent familiers au double sens du terme, lui peut-être plus encore qu’eux — débouche une première bouteille de vin blanc, qu’il choisit pour nous, en guise de nouvel apéritif. Pascal et F., déjà passablement ivres, fraternisent avec les autres clients qui attendent, un trio d’hommes notamment, dont l’un, un quadragénaire aux yeux clairs, aux cheveux déjà poudrés de blanc, très souriant, me plaît particulièrement — et je m’en étonne, non seulement à cause de son âge qui touche peut-être d’ailleurs à la cinquantaine, mais aussi parce que cela ne m’arrive pas si souvent, de moins en moins souvent à vrai dire…
Une table se libère enfin. Pascal a annoncé qu’il paierait les boissons et me dit de choisir le vin. Le cru que je propose sera finalement remplacé par un autre, plus onéreux.
Patrice est seul à commander une entrée.
Le trio s’installe à la table voisine. Pascal et F. lancent quelques plaisanteries, Pascal commentant ensuite l’éclat des yeux de l’homme à lunettes, me dit-il pour le désigner.
Quand arrive le plat principal — des courgette, poivron et tomate farcis très bien cuisinés —, Pascal se lance dans une évocation toute sentimentale de la façon dont Patrice a pris en charge la maladie, la mort et la succession de J.-M., et je m’étonne de la façon dont Patrice tâche de désamorcer ce flot de sentimentalité qui anime les propos de Pascal.
Je lui en suis reconnaissant : tout cela me bouleverse un peu trop ; et, lorsque, F. aux toilettes, Pascal et lui s’en vont fumer une cigarette, me retrouvant seul, les larmes me viennent sans que je puisse les retenir, tout en me demandant d’ailleurs ce qui les a vraiment provoquées… Il est vrai que, depuis plus de cinq années, c’est la première fois que, réunis, nous parlons ainsi de J.-M., de ses derniers moments, de l’achat par C. de la maison, d’expéditions chez le notaire, de S*** chantant (à onze heures du soir, dit Patrice ; je crois me souvenir que c’était bien plus tôt, vers 19 ou 20 heures, la nuit n’étant pas encore tombée) une chanson cambodgienne…
Des noms surgissent, pas toujours oubliés mais peu évoqués de mon côté, se bousculant tout à coup, avec qui, parfois, souvent, J.-M. avait eu maille à partir. Avec qui J.-M. ne s’était-il pas fâché ?, commente alors toujours imperturbable Patrice…
De retour, sur le même sujet, Pascal se montre intarissable. Il dit combien c’est important pour lui de nous retrouver — et nous invite à passer trois jours à S*** le week-end de la Pentecôte.
Le repas fini, nous sommes à nouveau juchés sur les tabourets près du comptoir, Pascal et moi à boire une absinthe (c’est la première fois que j’en bois), F., un calvados, Patrice, qui a refusé tout alcool fort, un autre verre de vin. Sans doute a-t-il raison…
Pascal, de plus en plus ivre, m’enlace, en me demandant de le serrer très fort, quoi que j’en aie : il sait bien que je suis peu tactile (je ne songe pas alors au rêve fait à Bruges, mais je pourrais lui câliner les fesses, je crois qu’il en serait heureux !), me susurre je ne sais quelle gentillesse qui me met mal à l’aise, encore plus que ce corps à corps. Il me dit combien l’a touché la photographie que j’avais faite chez M. de M. elle-même, de mes parents, ma sœur et moi. J’avais bien imaginé que cela lui ferait plaisir, mais tout de même pas au point qu’il faille y mettre tant d’hyperboles (en même temps je sais Pascal sincère, c’est son sentimentalisme exacerbé qui m’accable tout autant que ce qu’il charrie de pathos et de romance, que, pour ma part, je ne veux pas lâcher comme des chiens qui entendraient mordre et remordre un passé qu’il vaut mieux laisser enfoui — plutôt que s’y complaire).
Naturellement, il a réglé toute l’addition — puisque, argue-t-il, c’est son anniversaire le lendemain…
Il enlace deux des hommes du trio, dont le bellâtre qui m’avait plu.
Patrice — il est presque une heure du matin — donne le signal du départ. F. et Pascal vont rester, et, comme j’ai leur clé, je vais raccompagner Patrice, proposition qui me convient d’autant mieux que je meurs de fatigue et que je n’ai aucune envie de m’alcooliser davantage.
Nous rentrons donc, Patrice et moi, tout en devisant à propos de la soirée que vient de nous faire vivre Pascal.
Patrice me dit que, seul à seul sur le trottoir avec Pascal, il a tenté de ramener Pascal à d’autres sujets de conversation, en lui disant que ne faisait peut-être pas très plaisir à F. cette longue évocation de son ancien compagnon…
Il me dit s’être préparé psychologiquement, non pas à tant de pathos, mais à une soirée sous haute tension alcoolique, et, quoique certainement bouleversés l’un et l’autre, nous nous amusons de ce que F. et Pascal vont certainement se terminer dans quelque bar gay du Marais en apostrophant quelques autres inconnus avec lesquels ils fraterniseront — selon des modalités dont nous sommes peut-être incapables (à tort ou raison) lui ou moi… — moi plus encore !
* * *
Il est presque six heures du matin quand il me semble les entendre rentrer — à moins que F. ou Pascal se soit relevé pour aller aux toilettes…