1017 - Scottish Gigue (18)
Scottish Gigue
(Paris – Edimbourg – Paris)
14-28 juillet 2019
(Journal extime)
18
27 juillet
Matin
La queue pour entrer au Louvre s’étire incroyablement (jamais je n’ai vu tant de monde encore).
Je ressors et cherche l’autre entrée proche de la rue de Rivoli. Je fais passer ma carte pour une carte professionnelle. Le préposé au coupe-file ne se montre pas très regardant. J’entre donc immédiatement. (Sinon, j’aurais renoncé.)
Beaucoup d’œuvres de l’exposition De l’empire hittite aux Araméens que je suis venu voir proviennent du Louvre même, du Pergamom ou d'autres musées de Berlin.
Stèle représentant un roi, Basalte, Zincirli, ancienne Sam’al (Turquie), Vers 830-750 av. J.-C., Berlin, Staatliche Museen zu Berlin
Stèle funéraire, Basalte, Zincirli, ancienne Sam’al (Turquie), Vers 800 av. J.-C., Berlin, Pergamommuseum
Statue d’homme oiseau-scorpion, Basalte, Tell Halaf (Syrie), ancienne Guzana, Vers 900 av. J.-C., Berlin, Pergamommuseum
Tête de sphinx, Basalte, Tell Halaf (Syrie), ancienne Guzana, Vers 900 av. J.-C., Berlin, Pergamommuseum
Statue de dieu barbu, Basalte, Tell Halaf (Syrie), ancienne Guzana, Vers 900 av. J.-C., Berlin, Pergamommuseum
Statue d’oiseau de proie ornant un chapiteau de colonne, Basalte, Tell Halaf (Syrie), ancienne Guzana, Vers 900 av. J.-C., Berlin, Staatliche Museen zu Berlin
1. Plaque ajourée représentant un sphinx ; 2. Plaque représentant un sphinx ; 3. Plaque représentant un cervidé. 1-2-3. Arslan Tash, ancienne Hadatu (Syrie du Nord), 900-700 av. J.-C. 1-2. Ivoire. 3. Ivoire, dorure.
Si beaucoup d’œuvres impressionnent, tout ne m’intéresse pas uniment, je ne fais pas de nouvelles découvertes, et la littérature pédagogique s’avère parfois fastidieuse à lire.
Je pratique donc quelques coupes claires. Après tout, la religion des autres me paraît d’une inanité comparable à la nôtre. Et quant aux monarques…
Après-midi, centre national d’art et de culture Georges-Pompidou
Mes coupes sont autrement plus claires et larges tandis que je visite l’exposition consacrée à Dora Maar. Certaines photographies m’interpellent malgré tout, telle celle intitulée les Années vous guettent, qui pourraient illustrer l’un de mes articles sur l’âge.
Et, naturellement, je me laisse entraîner par la beauté de Nusch, anéantir par sa disparition, appeler par les portraits d’artistes et d’écrivains, dont, outre les photos alignées sur les murs, un diaporama rend compte. Leur présence photographique est souvent indéniable.
Portrait de Pierre et Jacques Prévert. Epreuve gélatino-argentique, Bibliothèque nationale de France, Paris.
J’y croise René Crevel, que m’avait fait découvrir François, d’une beauté à tuer et d’un humour surréel impeccable, que les épreuves argentiques et l’idée de son suicide rendent d’autant plus émouvant. (Cherchant une formule qui m’avait amusé quand j’avais lu les Pieds dans le plat, voici le passage qui la ceint : « Pour Primerose, il tuerait n’importe qui et même ce beau jeune homme qui, là-bas, une imposante dame en noir à l’un de ses bras, l’autre chargé de roses, s’avance vêtu d’un caleçon de bain assorti à la couleur du jour. De si loin, il peut reconnaître (il doit en effet à l’âge d’être presbyte, mais honni soit qui mal y pense) son voisin de Notre-Dame. »)
Processionnant devant les clichés, il se trouve là — ce qui gâche toute contemplation un tant soit peu prolongée — une importante presse —, bien plus de monde que pour l’exposition Préhistoire une énigme moderne, celle que je suis venu voir — et par laquelle, en fait, j’ai commencé.
Or, c’est bien dans l’épaisseur de l’histoire ancienne que je nage depuis le matin. L’exposition fait passer le spectateur par un sas, dans une nuit presque totale comme pour mieux aimanter ses pas vers la première œuvre, le Temps de Max Ernst — et figurer le vertige immémorial qui s’installe entre les œuvres et le promeneur.
Paul Klee, Die Zeit, 1933, Aquarelle et pinceau sur gaze apprêtée avec du plâtre sur contreplaqué, Stäatlichen Museum zu Berlin, Nationalgalerie, Museum Berggruen
Odilon Redon, Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie, vers 1870, Petit Palais, Musée des beaux-arts de la Ville de Paris
Paul Cézanne, La montagne Sainte-Victoire vue des carrières de Bibémus, 1898-1900, Huile sur toile. Baltimore Museum of Art : The Cone Collection.
Paul Cézanne, Dans les carrières de Bibémus, vers 1895, Huile sur toile, collection particulière
Les rapports entre les œuvres de la préhistoire et la fascination qu’elles ont exercée sur les artistes est étroitement montrée dans la confrontation des œuvres.
Figure féminine dite “Vénus de Lespugue” [grotte des Rideaux, Lespugue, Haute-Garonne, époque gravettienne [vers -23000 ans], découverte le 9 août 1922 par Reneé et Suzanne de Saint-Périer], Muséum national d'histoire naturelle, Paris
Ángel Ferrant Vázquez, Tres Mujeres [Trois femmes], 1948, Pierre blanche de Salamanque, Museo nacional Centro de arte Reina Sofía, Madrid
Alberto Giacometti, Femme, 1928, Plâtre original, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
Barbara Hepworth, Single Form (Eikon) [Forme seule, (Icône)], 1937-1938, Bronze, Tate, Londres ; Two Figures (Menhirs) [Deux, figures (Menhirs)], 1964, Ardoise sur socle de bois, Tate, Londres
Robert Delaunay, Relief blanc, 1935, Plâtre et caséine sur toile métallique maintenue sur un support en bois, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
Mes clichés de figures féminines et de « fragment de propulseur en forme de mammouth » sous des vitrines plongées dans des salles obscures ne sont pas toujours réussis, cependant que d’autres figurines, bien trop petites, perdent de leur netteté à être agrandies, et les reflets sur les vitres achèvent de gâcher leur prise.
De belles correspondances s’établissent également entre l’art pariétal et les artistes du XXe siècle. Ainsi de Marguerite Duras et des Mains négatives : j’en connaissais le texte, mais ne suis pas certain d’avoir vu le film auparavant, projeté comme il se doit sur un mur, le lien entre la caverne et le cinéma ayant été mainte fois établi, dans des interprétations platoniciennes qui laissent cependant à demi perplexe1. Celles de Miró sur la toile ramènent à l’enfance, aux contours dessinés au stylo feutre rose ou grège à partir de sa main, aux empreintes de doigt laissées sur une feuille à partir d’un tampon encreur, au vertige d’une identité singulière que l’on nous assène en même temps que l’importance de la tribu (qu'en sais-je aujourd'hui ?).
Joan Miró, Mains et oiseaux dans l’espace, 1975, Encre de Chine, fusain, pastel et empreintes des mains de l’artiste, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
Et je m’amuse de cette caverne joliment fantasmée par un artiste dont l’onomastique prolonge la rêverie…
Amédée Ozenfant, la Grotte aux baigneurs, 1930-1931, Huile et plâtre sur toile, 73 x 92 cm, Musée de Grenoble
— tandis que cette statuette des Cyclades, à l’« épilogue » du parcours, ramène mes pas en Grèce au printemps dernier.
Revenu « à l’air libre », une belle vue de Paris s’offre à moi depuis la terrasse, dans un encombrement de nuages annonçant une température plus supportable que les journées précédentes.
28 juillet
Je m’amuse de ce que, devant quitter Paris, mes jours d’arrivée et de départ se correspondent : si les Champs-Elysées étaient bouclés en raison du 14 juillet, le périmètre en est tout aussi clos en ce jour et tout aussi surveillé, mais, cette fois, pour l’arrivée du tour de France !
— Je me démets de selle en quelque sorte !
Soir
J’écris quelques lignes à Aymeric :
Bonsoir Aymeric,
Suis rentré dans mes pénates tout à l'heure. 29° :( , que la ventilation de l’air extérieur à tout de même fait redescendre entre-temps :) …
Pensé à toi hier : des Hittites et de leurs successeurs, je suis passé — l’après-midi en visitant l’exposition à Beaubourg sur les correspondances entre la préhistoire et l’art moderne — de - 900 (pour la première photo) à - 25000/ 20000 BC (pour la seconde).
Je ne sais pas combien cela fait en degrés Fahrenheit de désescalade ^^, mais je fais confiance à la Terre pour savoir secouer avec élégance les puces qui l’incommodent ^^ — et s’en débarrasser !
Bonnes vacances en Romagne Emilienne (à moins que ce soit l’inverse, la courbure du temps étant elle aussi possiblement réversible) puisque c’est le second cliché qui m’a fait penser à toi, en fait — et pour le dire à nouveau !
Amitiés,
Romain
PS - Légende du second cliché :
Figure féminine dite “Vénus de Savignano” (Mulino di Savignano, vallée du Panaro, Emilie-Romagne), époque gravettienne (vers -25000 à -20000 ans), découverte en 1924. Serpentine jaunâtre et verdâtre d'aspect gras brillant, avec inclusions brunes. Museo delle Cività - museo preistorico etnografico Luigi Pigorini, Rome
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1Cherchant la référence de l’œuvre d’Amédée Ozenfant — ma prise photographique du cartel étant si floue que je doutais d’en bien lire les indications techniques, je trouve sur la toile le catalogue de l’exposition — et ce commentaire :