1018 - 6, 7,… 8… 29 février : ô le bel an bissextil !
6 février
Après-midi
L’indécision me tenaille au moment de rejoindre Paul — et peut-être M.-C., et peut-être T. — en cette énième journée de manifestation.
Les commentateurs en mal de “prophétie autoréalisatrice” entendus à la radio parlent d’un mouvement qui marque le pas, d’un essoufflement attendu. Qui plus est, j’ai rendez-vous dans l’après-midi avec Monsieur D***. Aussi, si je m’y joins, devrai(s)-je dételer du cortège, puisque je n’ai pas voulu différer ce rendez-vous. J’en suis, par ailleurs, à ma huitième ou neuvième journée de grève — et m’interroge, pour tout dire, sur ces processions, leur force et utilité…
Il fait plutôt doux, et Paul, à qui je n’ai pas caché la veille mes hésitations, semble content de me voir survenir. Je continue – néanmoins — d’atermoyer.
Le matin, je suis allé à une assemblée générale interprofessionnelle deux fois moins fournie que d’ordinaire. Longuement débattue, la question des montants à allouer aux bénéficiaires de la caisse de grève instituée quelques temps auparavant l’a emporté sur les autres questions à l’ordre du jour, et, si le vote était conforme à mes propres convictions, l’impatience de plus de prospective a fini par me rogner les ailes. J’ai dû m’en aller avant la fin, mon impatience demeurant en suspens.
Pourtant. Il fait doux. T. survient lui aussi. J’abandonne alors toutes mes préventions. Je serais malheureux, mécontent, frustré de partir.
Je reste donc. Nous attendons quelques moments encore M.-C., dont la venue paraît de plus en plus compromise. Entre-temps, je me conjoins aux manifestants encore épars (trop épars !) qui attendront une demi-heure encore le signal du départ…
...Et nous faisons notre promenade accoutumée. Je suis néanmoins content de retrouver Isabelle, toujours pleine de mordant et d’allant. J’échange avec quelques collègues, étonné de découvrir encore là certains. Je suis le seul, je crois, à avoir rameuté des amis — même si, cette fois, M.-C. manque à l’appel — en dehors de l’orbe strictement professionnelle, en songeant que ce n’est que depuis peu que je me trouve derrière une banderole affichant une appartenance si précise. (Combien de manifestations ai-je pu faire avec J.-M., je ne saurais le dire… Le souvenir m’en revient quelquefois violemment, avec sa bouffée, ce pincement de cœur dus au chagrin. Nous marchions alors de concert tout en devisant — la plupart du temps de toute autre chose que ce pour quoi nous étions censés défiler. Nous recréions alors une intimité sans rapport aucun avec les conversations qui se nouaient, soit autour de nous, soit entre J.-M. et ceux qui l’abordaient, lui le délégué syndical clairement identifié, tant et si bien que c’est sous la bannière et les drapeaux de son syndicat que je processionnais alors, comme, depuis, j’ai souvent rejoint une autre force syndicale pour bavarder avec M.-C., malgré mon agnosticisme en la matière, mon désir farouche de rester indépendant ou sceptique, ce qui a le don particulier d’irriter M.-C., quand J.-M. était plus accommodant — il ne l’était pourtant pas toujours ! —, ou plus sagace sur mes façons de voir, façons dont j’ai la faiblesse, l’orgueil, l’illusion ou la stupidité de penser qu’elles me représentent mieux que ne saurait le faire quelque organisation que ce soit…)
A peine partis, à peine il faut m’en aller. — Je retrouverai plus tard Paul et T., avec qui j’ai eu une conversation hachée.
Tout en me rendant sur mon lieu de travail, je me demande bien ce que je vais dire à Monsieur D*** — et comment rendre compte d’une décision qui m’agite depuis de nombreux mois.
Assis dans son bureau face à lui, les mots, s’ils ne viennent pas aisément, se font un chemin que je leur laisse prendre, plus attentif peut-être aux réactions de mon interlocuteur qu’à ce que je puis dire. L’aménité de Monsieur D***, si elle ne me surprend pas, dépasse mes espérances ; elle invite bientôt à la détente, tant et si bien mes phrases se fraient leur chemin en toute quiétude.
Dans la réponse de Monsieur D***, « courage », « liberté », s’ils font plaisir, ne me paraissent pas exacts, et je le lui dis. Je sais à part moi que certaines de mes motivations sont aussi dictées par des lassitudes que je ne saurais exposer sans devoir mettre en cause l’institution, dont mon interlocuteur est censément le garant. Et je sais bien aussi quelle part d’égotisme recouvre ma décision — et le luxe insolent que cela représente, quand d’autres sont à la peine puisque en charge d’enfants ou d’ascendants, tant et si bien que je me demande parfois si je ne concevrai pas un peu de culpabilité de ma situation toute particulière.
Je demande à Monsieur D*** de ne faire aucune publicité à ma décision. « Je veux partir sur la pointe des pieds » est, si je n’ai pas préparé mon discours, un énoncé que j’ai répété dans ma tête assez souvent tout de même pour ne pas oublier de le prononcer tel le mantra qui scellerait une espèce d’accord entre Monsieur D*** et moi — formule qu’il paraît entendre. Il le répète : il cèlera de l’objet notre conversation jusqu’à ce que je lui ai porté ma lettre de congé — et n’en rendra compte ensuite qu’à ses adjoints pour de strictes raisons de service… Seule sa secrétaire aura vu passer ma demande, par ailleurs. Je me demande comment cet homme dont la douceur est presque palpable dans les mots, les sourires parfois, les gestes, acrobatiques, comment cet homme tout en sensibilité peut assumer toutes les aspérités de sa fonction.
Je retrouve ensuite Paul, Marthe et T. dans le café où nous prenons des habitudes depuis quelque temps, le chien de Paul et Marthe s’y trouvant à l’aise, et nous, au calme, dans un endroit en retrait que les serveurs nomment « l’alcôve ».
Soir
Mon père a quatre-vingts ans.
Ma sœur a proposé que nous invitions chez moi mes parents, elle se chargeant du champagne et d’un gâteau. Je songe, en ouvrant la bouteille de champagne et en remplissant nos flûtes, qu’en moins de quinze jours c’est la troisième fois que j’en bois.
Pour l’occasion, mon père se montre bavard. Il finit même par soliloquer et convoque toutes sortes de souvenirs en un radotage dont il est à demi conscient malgré tout, ma sœur relançant parfois par des questions ou de feints étonnements, quand je me tiens coi, agacé en vérité.
Cette nostalgie, qu’augmente le désenchantement à mesure que l’âge s’avance (locution qui suggère assez bien ce que la marche vers la mort peut enclencher chez le patient happé par ce sentiment, à quoi mon père, pessimiste de nature, fait aussi preuve de lucidité : les difficultés de marcher sont désormais patentes, celles à entendre, en outre, l’ont amené à s’appareiller, puis à ranger bientôt au fond d’un tiroir les prothèses auditives — puisque les bruits parasites amplifiés mettaient la tête à la torture — obtenues à grand prix , les combats, quotidiens pour amener ma mère à des comportements qui ne soient pas ceux d’une gamine écervelée que mènent ses caprices…), le conduit désormais au solde presque négatif, alors qu’il se hasarde, sans filet, au bilan de son existence… Ma sœur proteste à nouveau.
J’aimerais lui donner raison. Peut-être l’interrogation de la valeur de l’existence est-elle mal fondée, ou plus bonnement, plus uniment encore : vaine. Je m’engonce dans une attitude taciturne que personne ne remarque, j’espère…
7 février
Soir
J’ai proposé la veille à Paul de participer à un défilé de flambeaux tel qu’il s’en organise dans la plupart des villes chaque vendredi depuis quelques semaines. Le froid s’atténue à la chaleur de ces torches brandies par les participants (nous avons décliné, Paul et moi, la proposition de nous en munir, nous réchauffant pourtant à la proximité de ces braséros).
Les photographies que je prends, en raison de la superposition des mouvements des uns et des autres, sont floues : la programmation que j’ai choisie de clichés nocturnes réclamerait, en effet, une impossible immobilité des participants.
Nous sommes peu, mais nous marchons.
L’heure a, cependant, bientôt tourné. Or, nous devons rejoindre — je me moque à part moi de ce terme malvenu à notre militance — Marthe et T. dans un autre café que celui de la veille : après diverses tergiversations, T. a proposé que nous troquions nos habituels dîners en tête-à-tête pour une soirée à quatre dans un restaurant où nous ne sommes jamais allés encore. Il m’amuse (mais parfois m’agace aussi) que T. ait les espèces de complications d'un Monsieur Folantin dans A vau-l’eau en quête de repas qui satisfassent son estomac, comme pour emporter toute métaphysique après elles.
Sans être renversante, la sorte de crêperie où nous échouons, à deux pas du bar où Marthe et Paul ont leurs habitudes, n’est pas si mauvaise, et le cheese-cake que je choisis pour dessert, en particulier, ne laisse pas de superposer plusieurs madeleines (auxquelles il fait concurrence), de Neisha jusque Halil, reconduisant aussi le souvenir à Khadija et à Berlin, sans pour autant qu’aucune ne fasse la course en tête…
8 février
Après-midi
Une manifestation régionale est organisée à l’initiative des « gilets jaunes », ce(ux) qui me rappelle(nt) la fois que j’ai racontée où j’avais été gazé… Je tiens pour évidence qu’entre-temps presque cinq mois ont passé — et que je me joins aujourd’hui dans leurs rangs (bien modestement).
Aujourd’hui, M.-C. est de la partie. Venant elle et moi de directions différentes, nous convergeons en même temps vers l’obélisque choisi comme lieu de rendez-vous, Paul étant là déjà, assis au pied du monument, que je désigne par geste à M.-C.
Il nous explique avoir été fouillé par les policiers avant de pénétrer le périmètre, ce à quoi nous avons échappé — et nous le plaisantons à ce sujet. Une soixantaine de personnes tout au plus sont rassemblées là.
C’est peu sans doute, mais nous savons d’expérience que protestations, séditions, émeutes, révolutions… ne sont pas toujours à l’heure !
T. nous a rejoints entre-temps. Nous suivons un itinéraire inhabituel, les rangs grossissant pourtant à mesure, d’autres personnes — sans doute les réseaux sociaux se sont-ils entre-temps mis de la partie — s’agrégeant à notre cortège.
M.-C. nous invective à sa façon, T. et moi, parce que nous soulignons l’absence de représentants de certains syndicats. Je repère certaines têtes activistes désormais connues, des électrons libres qui s’emploient, tout « gauchistes » ou « radicaux » qu’ils sont, à faire bouger les lignes des appareils syndicaux, ce que nous estimons nécessaire désormais, T. comme moi.
M.-C. charge en particulier E****, l’accusant d’être toujours, sans réflexion préalable, dans l’action, reproche que je trouve plutôt injuste : je soupçonne M.-C. d’être un peu jalouse de cette jeune activiste qui irradie une naïveté forte et désarmante — et je le suis également de la belle fraîcheur, de la bonne humeur sans relâche, du courage sans rémission qui, chez E****, éclate en toute circonstance (même si j’ai surpris en elle parfois l’ombre d’une fatigue, chassée d’un sourire presque aussitôt).
Au « point central », déjà mentionné comme le lieu des stases revendicatives, où nous faisons halte ainsi qu’à chaque fois, un homme appose sur des panneaux publicitaires, mobiliers urbains y consacrés quoiqu’on n’ait rien demandé, des portraits de Macron en Louis XV, l’analogie entre le roi fêté en son début mais détesté à la fin de son règne n’étant pas tout à fait fortuite…
Des bannières étranges, inidentifiables (pour moi), stationnent. Le message m’en semble tout de même pertinent.
Nous sommes donc à l’arrêt, et je discute avec Ali — qui m’a surpris dans mon geste photographique et m’a plaisanté en me demandant si je n’appartenais aux renseignements généraux — de Khadija, à qui je pense décidément souvent en ce moment et dont je n’ai plus de nouvelles, mêlant toujours irrépressiblement l’affectif au subversif (sinon, à quoi bon, en effet ?).
Il me raconte qu’en réponse à ses vœux Khadija lui a envoyé une photographie de sa mère. — Façon de signifier qu’elle n’est plus disponible, que rien n’est à dire que ce que proprement elle retient ?
Je suis malheureux et de son silence et des raisons que j’en entrevois.
Le cortège, qui s’est remis en branle, se scinde de façon inopinée, une moitié, que nous suivons, empruntant une rue piétonne en direction du marché, l’autre poursuivant sa ligne droite : its straight way (si l’on peut dire, en confondant ainsi tous les fronts)…
D’autres font cela mieux que moi… Nous sommes, en effet, poursuivis de près par une police mobile, qui s’est accrochée à nos basques. Or, d’autres suiveurs nous ont rejoints, prenant en tenaille ces poursuivants. Des exclamations fusent, tandis qu'on s'esclaffe : « On les a nassés !! » Même les policiers rient, tant l’atmosphère — ce que je constate d’un cortège l’autre — reste bon enfant (on se demande parfois pourquoi pas plus de colère ni plus de violence)...
Nous rejoignons les autres manifestants après avoir décrit un U. Le nombre en a encore crû. Le front s’en stabilise à un carrefour, distant du centre ville. Des CRS se massent non loin.
Rendez-vous est pris avec Marthe, comme la veille, et nous songeons — à nouveau ! — à dételer.
Nous laissons sur place M.-C., enthousiaste de savoir ce qui pourrait se passer ensuite.
Je ne peux m’empêcher avec T. de noter combien les contradictions sont patentes entre le discours qu’elle nous tient invariablement et ses actes : dans une AG de rue, encouragée par E****, elle avait même pris la parole pour appeler à la démission conjointe du Ministre de l’intérieur et du Préfet de police de Paris — ce qui, pour n’être pas impertinent, n’en était pas moins aussi radical que les extrémistes qu’elle accuse de vouloir diviser le front syndical…
Nous retrouvons Marthe.
* * *
Où je ne peux que donner raison à M.-C., c’est à propos du danger, de plus en plus réel, que risque de constituer aux prochaines élections la représentante du Rassemblement national. — A croire même que, non content de lui ouvrir un boulevard, son concurrent élu en 2017 en a lui-même taillé les haies !
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29 février
Le premier ministre, comme le dit non sans justesse l’expression consacrée, a « dégainé le 49.3 ».
(à suivre !)