1028 - Le roman de Germain (juillet 1982)
[in memoriam J.-M.]
C'est une surprise aujourd'hui [4 avril 2020] que d'ouvrir ces trois feuillets dactylographiés adressés à J.-M., annotés de sa main. Non que j'aie oublié ce “roman” (au sens rimbaldien) inspiré par un garçon que, par dérision, je nommais Germain... c'est plutôt que J.-M. ait été le propriétaire de ces pages, même si j'ai toujours fait confiance à sa lecture — et qu'il faut dire aussi que J.-M. était plutôt indulgent envers ma prose. Je reproduis l'en-tête manuscrit que je lui avais adressé :
C****, 22 juillet 1982
J.-M.,
Nos lettres ont dû se croiser, ce qui me paraît mieux encore que si l’un avait répondu à l’autre. J’ai souri, bien que pour des raisons différentes, de leur identité de contenu : en particulier, nous avons écrit à peu près la même chose — que nous n’allions pas bien, mais que ce pourrait être pire encore (grosso modo) —, ce qui, somme toute, est une formule pudique, pour donner de ses nouvelles. Voilà, à défaut d’écrire plus longuement, je t’envoie le début d’un « roman d’été » qui n’aura peut-être pas d’autre avenir que dix premières pages — mais il n’importe. Je l’envoie à **** puisque tu y seras bientôt et espère qu’il te parviendra avant que nous nous voyions. Ce moment-là, je l’attends avec impatience déjà.
Amitiés,
Romain
P.-S. : Je rentre de C**** vendredi ou samedi.
p. 2 : J.-M. écrit : « C'est pourtant beau les yeux verts. C'est Ce sont les yeux bleus qui sont ennuyeux. »
(Je souris en lisant cette remarque, puisque les yeux des J.-M. étaient verts. Mais je m'amuse aussi que J.-M. n'ait pas perçu la mauvaise foi du personnage désigné par “ il”, qui assure préférer les yeux bleus pour la seule et simple raison que Frédéric a les yeux de cette couleur...)
p. 3 : J.-M. avait une calligraphie calamiteuse, ce dont nous nous amusions souvent, et je ne suis pas certain de ma lecture : « pas si neuf » [?], a-t-il pu écrire. Auquel cas je lui donnerais raison, le vocabulaire cru employé dans ces lignes sentant son imitation d'écrits gay que j'aurais pu lire alors.
Le point d'interrogation dont il assortit « sauvagement », en revanche, ne me paraît pas faire la part de l'ironie du narrateur, dans la tension qu'instaure un intensif (« si sauvagement », attribuable à “il”) et un défectif (« si peu rencontrés », à replier sur l'instance narrative, disant parfois “je”, commentant une rencontre définitivement ratée), “il” étant — j'y songe aujourd'hui —, dans cet emboîtement d'autobiographies, un avatar (tout aussi romantique et peut-être aussi vain) d'un certain Frédéric Moreau !
Tout cela m’a conduit à ouvrir pour la première fois depuis au moins sept ans le tiroir de la « pantalonnière » qui contient ma correspondance (depuis lors jamais classée) pour y retrouver la lettre écrite par J.-M. — et qui devançait celle que je lui avais adressée (sur laquelle je n'ai pas encore mis la main).
Je la retranscris sans l’avoir préalablement relue, et les doigts me brûlent de ce geste inédit et imprudent :
Strasbourg le 15.7. 82 — 1 h 45 du matin
Bonsoir Romain,
Tu vois, tout peut arriver !
Enfin ce n’est pas par hasard si j’écris. Etait-il besoin de le préciser ?
Pascal n’est pas à Strasbourg. Il n’a pas trouvé de travail. Enfin il n’en avait pas très envie, non plus. Résultat, deux mois de séparations. Ces séparations reviennent trop souvent. Et il y en aura encore d’autres. Ces deux derniers soirs c’est plus difficile à supporter, la ville en fête pour le 14 juillet, des gens qui rient, qui s’amusent, qui ont l’air d’être heureux. Plein de couples qui se tiennent par la main, qui dansent, qui s’embrassent et aussi des bandes de garçons seuls et aussi des garçons seuls et moi aussi seul. Des regards qui s’accrochent et qui se décrochent, des sourires qui s’esquissent et qui disparaissent. J’aurais bien envie d’en attraper un, mais je n’arrive pas à me décider.
Depuis une semaine pas de courrier de Pascal, juste un coup de téléphone et encore c’est moi qui l’ai passé (une bonne nouvelle nous avons de fortes chances de nous retrouver à ****) mais sans me demander comment je vis seul à Strasbourg. Alors, j’écris, ça soulage. Que pourrais-je faire d’autre ? qui m’intéresse.
Du côté boulot c’est assez relax, le groupe est relativement agréable, mais il y a peu d’éléments intéressants et en dehors du boulot je n’ai pas toujours envie de les retrouver et puis aller [illisible : de ?] Strasbourg seul offre peu d’intérêt pour moi. De toute façon même si la ville est bourrée de touristes il y a peu de choses intéressantes : baba cools grattant la guitare au coin des rues, multiples artistes amateurs d’occasion produisant des spectacles plus plats les uns que les autres, concerts classiques, ou d’orgue avec spectateurs attristants encore plus que la musique, concerts folkloriques pour étrangers en mal d’exotisme, les musées, les expositions, bof… Enfin tout pour s’amuser.
Je me plains beaucoup, mais enfin ce n’est pas la grande déprime, ce n’est pas la joie non plus. Et avec cette chaleur [un adjectif, illisible : tuante ?] on a plus envie de se laisser aller que de résister.
Et **** comment est-ce en ce moment ? Et toi comment vont les “choses” ? le moral, la santé (pourquoi pas) les amours, les espoirs, les amis et tout ce qui ne vient pas à l’esprit pour le moment. Ah ! si la licence.
Je serai à **** et peut-être aussi Pascal la semaine du 26/7 au 1/8, et par la suite si tu as envie de venir à Strasbourg j’y serai du 2/8 jusqu’au 20/8. Enfin si tu as envie de venir on pourra arranger cela pendant la semaine où je serai à ****.
Je m’aperçois qu’il est 2 h passées et demain il faut aller bosser. A bientôt. Amitiés,
J.-M.
P.-S. Une bonne nouvelle, j’ai été reconnu apte pour une promotion comme conseiller professionnel, il ne reste plus qu’à trouver un poste à **** ou dans les environs proches, ça c’est moins facile. Je m’aperçois aussi que je ne t’ai pas dit que Pascal avait réussi son concours à Soissons [?] et à ****.
Je trouve aussi — hasard objectif —, en feuilletant cette correspondance, une carte postale de l’affiche de Viridiana, que j’ai regardé la veille au soir.
J.-M. était alors au Festival de Cannes (le timbre n’a pas été oblitéré et aucune date ne permet de savoir en quelle année il s'y trouvait) et avait écrit ces mots :
Bonjour Romain !
5e jour de festival, pour le moment peu de films très intéressants. Un peu de plaisir tout de même.
Cannes c’est la Place S*** x 100. Que de petits c..s à gueules de « stars ».
A bientôt
J.-M.