1061 - Lettre-fleuve (lettre à J.M.), 3

Publié le par 1rΩm1

 

[in  memoriam  J.-M.]

 

1061 - Lettre-fleuve (lettre à J.M.), 3

 

Vendredi 9 [avril 1982], 15 h 45

 

Chronique des p’tits mecs du “Commerce” :

Ils sont trois ou quatre, jamais les mêmes, qui descendent au café tous les jours, environ à la même heure. A priori, ce sont des p’tits mecs, rien de plus, qui pourraient être ce qu’on voudrait qu’ils soient. Un indice cependant, qu’on en vient rapidement à méditer : ce sont des p’tits mecs toujours entre p’tits mecs.

Ils sont là à se regarder entre quatre, six, huit yeux de leurs yeux de p’tits mecs se perdant dans des regards d’autres p’tits mecs. Bon. Alors je les regarde aussi, de loin, à partir de ma tasse, en biais. Après tout, d’un premier mouvement, spontané, j’ai tendance à trouver cela plutôt bien.

Il y en a un qui, la première fois que je l’ai vu, m’a détaillé de haut en bas, de droite à gauche, en haut, en bas, à gauche, à droite, si bien que j’en avais eu l’impression de passer un examen, une sorte de conseil de réforme — bref, tant et si bien que j’ai failli faire la révérence, que je l’aurais faite… si je n’avais pas trouvé antipathique sa façon de faire.

Depuis, j’ai pu me venger à son insu et l’observer un peu : vingt-cinq ans environ, le cheveu court (châtain très foncé), de très belles dents, une tête bien faite mais un corps moins agréable, aux proportions tronquées — au total, un beau garçon, mais pas plus beau que des dizaines d’autres.

C’eût pu être un minet-à-femmes, c’est un minet-à-minets, mais sans qu’il y ait autre chose que l’expérience pour pouvoir distinguer l’un de l’autre.

Oui. C’est donc celui-là que j’ai vu le premier. Ajoutons à cela que quelque chose dans la mâchoire indique un esprit plein de limites, sûrement pas idiot, mais porteur de principes qui confinent aux petits racismes qui font que certains individus, malgré tout leur charme, vous restent antipathiques malgré tout. Oui.

Coïncidence : il habite à côté de chez S. Coïncidence ? non pas vraiment car nous nous sommes rendus compte que l’immeuble à côté de chez S. est occupé au rez-de-chaussée, au premier, au second, au troisième étage par des p’tits mecs, que c’est un nid d’amour (?), une communauté, un repère à p’tits mecs. La Place C*** s’étale à leurs yeux, et ils la contemplent à leur aise à partir de leur V-lux (l’embrasure fait le spectacle, c’est connu).

Le monsieur est donc voisin de S., voisin qui ne lui disait pas bonjour jusqu’au jour où Hervé et Alain les ont invités à transiter du P**** jusqu’à chez l’un d’entre eux. Depuis, le beau (mais antipathique) p’tit mec du 7 rue de *** ouvre grand sa bouche sur de très belles dents mais des maxillaires-à-principes. Je sais ainsi que cela est en maîtrise de droit, ce qui n’a rien d’étonnant, à y réfléchir... Suffit pour celui-ci, et venons-en à ce qui m’intéresse.

Ce qui m’intéresse, c’est un combat qui a eu lieu entre deux yeux très verts et des yeux très bleus. Dans la bande, j’ai fait mon tiercé et j’ai donné vainqueur un jeune homme très mignon, sensiblement moins âgé, beaucoup plus sympathique, avec des yeux très très verts comme en ont les chats (d’un vert qui diffère de tes yeux, par exemple). Je sais depuis qu’il s’appelle Olivier, et je trouve très bien de s’appeler Olivier quand on  est un arbre avec de si beaux fruits. Olivier — donc — en plus, c’est un joli prénom — est un garçon correctement mignon, mais, à dire vrai, il existe des (petites) dizaines de p’tits mecs tout aussi bien foutus.

Il faut que j’ouvre une parenthèse. Je remarque assez facilement de quelle couleur sont les yeux des gens, à condition qu’ils ne portent pas de lunettes. Aussi fus-je bien surpris le jour où, croisant Olivier, je lui vis des yeux bleus. L’avais-je mal regardé ? Très certainement, je l’avais mal regardé, car, si je savais parfaitement ses yeux verts, je l’avais momentanément confondu avec quelqu’un, quelqu’un d’autre, avec des yeux bleus, très bleus. Bleus ou verts, me diras-tu, qu’importe ? Si, si ; je ne sais pas si c’est les yeux bleus, mais ce que je voyais là, dont j’ai dû constater plus tard que ce n’était pas Olivier, me plaisait infiniment plus, ah oui, et me paraissait plus digne d’intérêt que mille yeux verts (mais cela tient peut-être à tout ce qui entoure ces yeux-là).

Je me trompe ou je ne me trompe pas, mais il semblait qu’il y avait entre nous un courant de sympathie. Ce petit mec (ce n’est pas un p’tit mec mais un petit mec) dont je ne sais pas le nom et que j’hésite à prénommer pour la clarté de l’exposé (appelons-le, de façon neutre, quelque chose comme Xavier — x étant l’inconnue de l’équation) — ce petit mec me plaisait beaucoup. La délirante s’est installée au point que, me repérant sur leurs habitudes, je suis descendu mille après-midis pour rendre mon café au “Commerce”.

 

Xavier a donc les yeux bleus. Il a une charme indéfinissable — ce qui est commode — ; sans doute existe-t-il des dizaines d’yeux bleus tout aussi bien encadrés que lui, mais ce charme indéfinissable est peut-être aussi un charme particulier, celui de Xavier. De très grands et gros yeux bleus, qui semblent, quoique clairs, profonds d’océan, c’est-à-dire calmement agités — profonds, je l’ai dit — et un peu tristes, un peu vague-à-l’âme — ce qui est normal pour des pupilles océanes. Un regard personnel — un peu troublé — très troublant : voilà Xavier. (Il faut entendre : « Vois-là, Xavier » — bien sûr.)

La délirante. Cette lettre a commencé par une soif, une faim d’horizontalité. Elle est sexuelle depuis le début comme mon existence est sexuelle en ce moment depuis quelques temps, avec une très forte révolte contre la solitude. Lorsqu’on entre en révolte, quelque chose de très fort, quelque chose de très fou et de très flou, vous meut, vous agite, vous brûle et vous glace sans laisser de répit, sans chercher à se donner de l’intelligence, ni des raisons, ni rien. J.-M., je suis très malheureux ce soir d’écrire tout cela mais il faut ce soir que tout cela soit écrit. Je suis entré en révolte contre ma triste condition due à de longs moments de solitude, d’isolement affectif, et je n’ai rien trouvé de mieux que de regarder un garçon qui a les yeux bleus, que j’appelle Xavier, et qui boit son café tous les jours à la même heure au “Commerce”. Je n’ose dire : je suis tombé amoureux, mais il n’y a pas loin après tout.

 

Alors, la délirante, j’ai fait le planton (cela s’écrit-il ainsi ?) tous les jours, même endroit, même heure. En tentant de montrer au petit mec Xavier qu’il m’intéressait, et en ayant eu l’impression qu’il recevrait ou recevrait le message.

Jusqu’à aujourd’hui. François est arrivé et s’est installé à ma table. Petite conversation. La porte s’ouvre. La petite conversation s’estompe. Xavier entre. Coup d’œil circulaire. Pas de p’tits mecs, « les maxillaires » sont parties depuis un quart d’heure déjà.

Je reçois [alors] la terrible douche froide de le voir pivoter des talons — et s’en aller. Je murmure entre mes dents : « Attendez. Ne vous en allez pas comme ça, voyons. Je suis descendu exprès pour vous voir. » François me regarde hébété et me dit que je suis complètement fou (décidément, François a quelquefois raison, bien que les prémisses de ses raisonnements lui donnent indiscutablement tort par ailleurs). Je suis indiciblement — c’est commode aussi… — perturbé. François s’en rend compte. Il me désigne quelqu’un « en guise de consolation » (un mec absolument horrible, de la pire espèce des minets-à-femmes, qui sont très certainement pires, j’en reste persuadé, que les minets-à-minets), ce qui me vexe profondément, me blesse, et me laisse incapable d’expliquer à François que je viens de vivre un terrible moment de prise de conscience, une construction affective très forte (j’ai dû tout de même répondre que je n’avais pas pour habitude de mater tout ce qui traînait) qui venait de s’écrouler.

Je peux l’écrire, je dois l’écrire bien qu’il m’en coûte énormément. La chronique des p’tits mecs du “Commerce” s’achève ici, tout simplement parce qu’il n’y a plus rien à dire et, très certainement aussi, parce que les p’tits mecs restent détestables, quelque part, et que même s’ils ne le sont pas, ils ne sont pas faits pour moi.

Il reste que je voudrais que ce désespoir passager — ou plutôt la déprime qui s’en est suivie — ait la fonction de me galvaniser d’oubli et d’autres aventures. C’est ma manière à moi d’avoir pu posséder ce Xavier qu’au fond j’aimais bien, que j’aime encore malgré la distance qui s’est établie, et que j’ai très certainement aimé le temps de me rendre compte que…

— Mais tout est à recommencer, et je n’ai pas la force de réécrire tout ce qui précède.

 

(à suivre)

 

 

 

 

 

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