1099 - Pages choisies : Frédéric Lordon (1)

Publié le par 1rΩm1

 

 

Deus Sive Natura, Pastel et encre sur papier, Shoshannah Brombacher, New York, 2012 © Internet

Deus Sive Natura, Pastel et encre sur papier, Shoshannah Brombacher, New York, 2012 © Internet

 

de Frédéric Lordon, les Affects de la politique, Seuil, 2016, pp. 83-86 :


Le gouvernement des abstractions

Les images manquent aux uns pour faire changer les choses, et le même manque sert aux autres pour les faire durer. On peut aussi dire les choses dans une tonalité moins fonctionnaliste : le gouvernement des grands nombres, la complexité du feuilletage institutionnel et l'approfondis­sement de la division du travail administratif (public comme privé) conduisent nécessairement l'oligarchie à n'avoir plus de contact avec les gouvernés (citoyens et salariés) que par la médiation d'instruments cognitifs, notamment statistiques. C'est-à-dire à avoir rompu avec les affections qui suivent de voir in concreto la vie des gouvernés telle qu'on la leur a faite. Et quoi de mieux en effet que de ne plus les voir pour mieux s'adonner à des passions idéologiques qui ne seront plus dérangées par des visions contrariantes ? Loin des yeux, le gouvernement saisit les gouvernés autrement : par l'inter­médiaire d'abstractions. Avec évidemment tout le pouvoir de déréalisation propre aux abstractions. Les situations concrètes ne sont pas seulement agrégées dans des moyennes, éventuel­lement décontractées par sous-groupes, elles sont par le fait vidées de leur concrétude même, et par là privées de tout pouvoir d'affecter. C'est devenu un lieu commun mais il est très bien fondé : les vies humaines disparaissent radica­lement dans les ratios, les courbes et les histogrammes. De là d'ailleurs que les flambées de colère surprennent si réguliè­rement les gouvernants, qui n'ayant plus la moindre vue des vies réelles n'ont plus la moindre idée des dynamiques passion­nelles réelles. Et c'est tout ce que les abstractions gouver­nantes sont constitutivement incapables de restituer — le réel même — qui fait alors violemment retour.
Ça n'est pas, il convient de le noter, que l'univers gouver­nemental soit vide d'affections. En réalité, c'est presque pire : il a été rempli par d'autres affections, de substitution. C'est que le monde des abstractions est capable de mettre en mouvement les bureaucrates qui se reconnaissent — par construction — à leur disposition particulière à marcher aux abstractions (bureaucratiques). De la même manière que les idées vraies de la science ont le pouvoir d'affecter au sein du champ scientifique où se cultive l'affectabilité aux idées de la science, le champ bureaucratique est cet univers où les abstractions statistiques ont le pouvoir d'émouvoir les individus qui se trouvent passionnellement impliqués dans le gouvernement des abstractions statistiques. L’annonce du franchissement d'un seuil (3 %…) par le déficit budgétaire, événement sans aucun rapport avec quelque expérience humaine et proprement infigurable, n'en a pas moins le pouvoir de semer d'authentiques alarmes auprès des personnes convenablement disposées à recevoir ce signal totalement abstrait. L’étrangeté de la situation n'apparaît jamais si bien que, comme c'est souvent le cas, l'imper­fection de l'établissement de la statistique conduit quelques mois plus tard à une révision qui apprend qu'en fait le seuil n'avait pas été franchi et que, littéralement, on s'était alarmé pour rien. Mais peu importe : entre-temps tous les affec­tables ont été affectés, et ont réagi, parfois sur-réagi, « en conséquence » — les marchés financiers (l'un des plus hauts lieux de l'affectabilité purement informationnelle) sont partis dans le décor, la politique économique s'est infligé un tour de vis supplémentaire, etc... et du réel bien réel a été produit à partir de rien.
Cependant le gouvernement des abstractions ne fait pas que demeurer dans la bulle de son régime d'affections modifiées. II s'efforce, assez logiquement il faut bien le reconnaître, d'y faire entrer les gouvernés eux-mêmes — quel meilleur moyen en effet de s'assurer de la normalisation des gouvernés que de leur faire partager les affections des gouver­nants ? Ainsi, par exemple, la question de la dette publique fait-elle l'objet d'un intense travail de propagande pour la faire entrer dans les affections de la population, là où a priori, radicalement étrangère à toute expérience, elle n'avait aucune chance de s'y établir spontanément. Très significativement, l’activisme passionnel gouvernemental recourt aux mêmes procédés que l'activisme critique. II monte ses machines affectantes à lui — ainsi les compteurs de la dette, comme on a pu en voir aux États-Unis, qui actualisent en temps réel, sur des tableaux à quatorze chiffres, la croissance « folle », ou plutôt rendue affolante, de la dette pour mieux « frapper les esprits » (impressionner les corps). Quand il ne s'adonne pas à ce genre de mise en scène, il mobilise tout ce qu'il peut d'autorités sociales, c'est-à-dire de porteurs de capital symbolique : économistes, universitaires, tous revêtus de leurs titres d'expert et commis à la « pédagogie de la dette ». Et les doctes tournent en boucle sur tous les médias, ajoutant à la puissance de la méta-machine affectante celle de leur autorité sociale : l'autorité de l'université, l'autorité de la « compétence » certifiée, l'autorité de la « science » même puisque les économistes n'hésitent pas à se prévaloir de la science. Là aussi, l'opération fonctionne au mimétisme des affects, amplifiés par les affects préexistants de l'autorité reconnue : si cet homme, revêtu des titres les plus indis­cutables de la compétence, paraît à la télé en montrant ce visage alarmé lorsqu'il parle de la dette, comment ne propa­gerait-il pas l'alarme ? — ne serais-je pas alarmé si un séismo­logue aux traits tirés d'angoisse m'annonçait que la terre est sur le point de s'ouvrir sous nos pieds ? Paraissant préoc­cupés, ils nous préoccupent à notre tour.

 

 

 

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