1133 - Carnets d'un confiné (49)
CARNETS d’un CONFINÉ
49
[Journal pas toujours extime]
(14 mars, […] 1er MAI 2020 … …)
1er mai
Matin
Je travaille trois heures d’affilée sans respect pour le calendrier.
Midi
Il pleut. Personne ne se montre aux balcons pour la casserolade prévue pour la fête des travailleurs.
J’en conçois un peu de dépit, mais, en ce qui me concerne, j’ai symboliquement programmé mon billet, le « numéro zéro » de ces carnets, pour midi…
Mon père nous a « déconfinés », ainsi que lui-même a dit.
Il a disposé la grande table Charles X au centre de l’espace salon-salle à manger. Nous nous installerons en croix — ma mère et lui dans la largeur, ma sœur et moi dans la longueur.
Pour l’instant, il nous accueille au salon. Il m’offre de me frotter les mains avec du gel. Je lui ai dit que je l’ai fait avant de partir, mais réitère le geste. Précisément, je sors de mon sac le flacon qu’il m’a demandé d’acheter : il est ravi de son contenant de 250 ml, d’un rapport qualité-prix autrement plus avantageux que celui des tubes ou flacons de 75 ml achetés jusqu’alors — avec néanmoins l’inconvénient, lui dis-je, d’un usage plutôt domestique. Nous sommes confinés et je sors si peu, rétorque-t-il.
Sept semaines ont passé sans que nous nous voyions. Le temps, toutefois, paraît s’annuler de lui-même dans ces rituels familiaux, ces conversations attendues dont nous reprenons le cours, sinon le long cours — à cette nuance près qu’au fil des dix dernières années mon père est devenu beaucoup plus loquace qu’il ne l’était jadis. Sans doute pallie-t-il ainsi l’aphasie de ma mère. Ma sœur, elle, a toujours été bavarde, et moi, taciturne. (Ce n’est pas de « roman familial » dont il faudrait parler, selon l’expression consacrée, surtout en l’absence souvent de récit suivi, mais de théâtre des ou de la famille(s) — lequel s’infléchit, selon les cas et les emplois, vers le drame, la comédie ou la tragédie : Juste la fin du monde, selon les mises en scène, pourrait jouer des trois, voire saute indifféremment de l’un à l’autre genre ou registre…)
De tous quatre, la plus bavarde hier est devenue de bien loin la plus taiseuse.
Mon père a préparé des asperges, et j’ai plaisir à en manger, d’autant qu’il sait bien les choisir. Les plats, ensuite, sortent tout uniment du congélateur.
Je raconte comment Valérie et Denis m’approvisionnent en gâteaux.
Comme d’habitude, mon père a mal calculé les temps de cuisson, et nous patientons une vingtaine de minutes entre l’entrée et le plat principal.
Ma sœur, à la faveur de cette pause, me montre une photographie de son nouveau petit-fils, un drôle de corps avec une grosse tête que déforme encore la contre-plongée du cliché pris par un téléphone portable trop proche de son sujet, puis de l’autre petit-fils de son autre fille, un bambin tout nu au moment de la toilette, image que semble affectionner de prendre les familles — et qui fait rire ensuite aux dépens de celui-là même qui n’a rien demandé (je trône ainsi dans une cuvette à l’âge d’un an ou dix-huit mois). Comme je n’ai pas mes lunettes, pour ne pas passer pour le rustre que la crevette indiffère (en vérité je trouve le petit-neveu plutôt sympathique, à ce que j’en vois), je demande poliment qu’on m’envoie les deux clichés ; mais ma sœur dit ne pas savoir comment faire, et je n’aurais garde d’insister.
Beaucoup de considérations concernent l’actualité, ou le peu de prospective que l’on nous concède. Il est beaucoup question de nécessités capillaires et de la ruée chez les coiffeurs qui s’annonce dès un retour à la normale. On parle aussi de masques, de la distribution qui en est prévue par le maire indigène. Mon père endosse tour à tour le rôle du collapsologue et du pince-sans-rire ; ma sœur, celui du boute-en-train ; et moi, je tâche de leur donner la réplique selon un numéro qu’ont rôdé (ou corrodé les années) — je ne sais plus bien quoi dire ni quoi en penser…
— En vérité, je suis content, plus que je ne saurais leur dire, d’être là.
Je raconte la visite de FG, le seul être humain en chair et en os (et un peu mieux que cela) depuis le 15 mars que j’ai vu et avec lequel j’ai pu discuter, et pourrai ainsi renchérir plus tard avoir été heureux d’avoir vu trois êtres humains au visage découvert trois fois plus longtemps.
Après-midi
Naturellement, au dessert, mon père nous fait part des dispositions qu’il a prises pour les mauvais jours qui s’annoncent.
Comme la fois dernière, l’exposé s’allonge et s’enlise — et, lorsqu’il s’enlise trop, je complète et j’abrège. Et, comme d’habitude, l’exposé passe par-dessus mes oreilles distraites, tandis que ma sœur est autrement attentive et paraît comprendre et mieux et vite les enjeux.
Presque quatre heures ont passé sans qu’on s’en rende bien compte.
Je prends congé. Ma mère d’ailleurs me congédie à sa façon, abrupte et maladroite : elle veut faire une sieste et le dit avec ses pauvres mots, en me pressant de m’en aller.
Autrefois, c’eût été le contraire, il aurait fallu multiplier les amorces de sorties avant de pouvoir dire adieu. Je m’en amuse toutefois plutôt que je ne m’en attriste.
Je me demande toutefois aussi quand nous nous reverrons. Car je ne serais pas autrement surpris d’apprendre que mon père, toujours pessimiste mais toujours sagace, a peut-être anticipé une nouvelle vague de contaminations après le 11 mai — auquel cas il aurait pu choisir de nous réunir en pensant ne pouvoir plus le faire avant longtemps au-delà de cette date…
— Et j’y songe : contrairement à d’autres dimanches ou jours fériés, il me manque fort de ne pouvoir retrouver T.