1165 - Journal de l'hôpital (2)

Publié le par 1rΩm1

 

Pour JM,

Avec affection.

 

Journal de l’hôpital

(25 mai - 5 juin 2020)

Journal d'un rescapé

 

Work in progress

 

2

 

 

25-29 mai 2020/ 17 février 2021 sq.

Sur la liste qu’avec bien des difficultés le soir du 29 mai j’avais griffonnée se trouve une double mention, celle de Lay-Saint-Christophe et celle d’un ergothérapeute. Elle concerne la séance à laquelle ce dernier, le vendredi (à moins qu’il ne s’agisse du jeudi après-midi), se présentant dans ma chambre, m’avait invité — séance pour laquelle je m’étais montré naturellement empressé.

Bien sûr, il avait aussitôt diagnostiqué la séquelle qui m’était demeurée à la main droite — pouce, index et majeur étant presque insensibles à leur bout, engourdissement et malhabileté que je subis à présent encore à quelque degré — et alors expliqué que je pourrais faire une rééducation dans un centre sis précisément dans la ville indiquée. (En vérité, il en a été décidé tout autrement quelques mois plus tard : j’ai été déclaré suffisamment apte désormais pour qu’on me dispense d’une telle rééducation, et j’ai toujours soupçonné que l’épidémie de coronavirus était entrée pour une large part dans pareille décision…)

Ce jeune homme d’une trentaine années, dont je n’ai jamais vu le visage en entier, s’est avéré bien plaisant à mes contact et regards — à ceci près qu’il s’était moqué de la façon dont je mimais des gestes du quotidien (se laver les dents, ouvrir une bouteille, couper de la viande…) que j’accomplissais à sa demande.

Mais j’avais bien été en quelque sorte bientôt vengé de ses railleries quand, voulant me confronter à quelque problème cognitif, après avoir tracé au moyen d’un stylo des points à relier selon une suite logique de chiffres et je ne sais plus quels mots, j’avais constaté une lacune dans les fléchages que je devais proposer sur la feuille. (Cela l’avait troublé, au point que, à son tour légèrement vexé, il s’était déclaré « certainement fatigué » par un récent surplus de travail — ce que je veux bien croire —, déclaration qui avait achevé de conquérir ma sympathie. Il me revient, à ce propos, qu’il protestait, avec des sifflements dans la voix, contre les primes que réclamaient les aides-soignantes, infirmières et autres personnels s’occupant des patients : « c’est leur boulot, elles sont là pour ça ! », ce qui, à rebours, m’avait heurté, mais prouve, d’un autre côté, que lui se dépensait sans compter…)

 

Est-ce à l’issue de cette séance ou de la suivante qu’il m’avait confié un couteau spécialement conçu pour faciliter le découpage de la viande ? Je me rappelle, quoi qu’il en soit, quand j’ai appris que je serais « sortant » le vendredi 5 juin, l’avoir cherché dans les couloirs afin de le lui rendre — ce dont il m’a chaleureusement remercié, précisant que pareil prêt était plus d’une fois passé pour pertes et profits.

 

(J’aurais décidément aimé le voir sans masque, tout comme ce « neuropsychologue » que je croiserai quelques temps après…)

* * *

1165 - Journal de l'hôpital (2)

Les deux dernières lignes de mon brouillon ont été écrites un peu plus tard, non sans hésitations, et peuvent se lire ainsi :

Le langage oral est une catastrophe (la preuve !).

Je vois par la fenêtre l’hôpital Saint-Julien où [est] mort J.-M.

(phographie du 1er juin)

(phographie du 1er juin)

(Catrosphobe, rectifié tout aussi fautivement en catrophose, pourrait, j’y songe, tenir du lapsus dans sa suffixation…)

*  *  *

1165 - Journal de l'hôpital (2)

Le recto de la feuille atteste que, puisque mon père me les demandait afin de redémarrer l’appareil et me le transmettre, j’avais réussi à retrouver (en me fiant à ma mémoire visuelle et à l’ordonnancement des touches sur le clavier du téléphone posé sur la table de nuit près de mon lit d’hôpital) les quatre chiffres du “code PIN” de mon mobile, ainsi que les six autres permettant de le débloquer.

Si l’écriture en est si tremblée, c’est que j’avais alors un mal inouï à tenir le crayon en main, celui-ci échappant à la prise de mes doigts, partiellement insensibles (donc) à leur extrême bout, et me tombant des mains. Mais des difficultés autres intervenaient encore, puisque j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour former et inscrire les bons chiffres (ce qui m'arrive encore, même après dix mois).

J’ai demandé à mon père, en outre, de joindre Claudie, qui pourrait s’interroger, sinon s’inquiéter de mon silence, voire le prendre mauvaise part en raison des jours écoulés depuis la fois, plus très récente, où nous nous étions appelés. Son nom de famille figure également sur la feuille — tracé non sans mal, les lettres dans leur agencement n’étant pas complètes, un R y manquant. Quant à son prénom, il est proprement illisible.

 

Dans un message, dont j’ai aussi conservé le brouillon, je remercie mon père et ma sœur de leur envoi, qui m’était parvenu dès le lendemain. Parmi la collecte d’objets — plus nombreux que nécessaire — le chargeur de la brosse électrique — du fait que j’en avais acheté une autre (j’ai raconté cela) durant le confinement — ne correspondait pas à la brosse en question. Deux numéros identiques d’un magazine m’avaient été fournis, par ailleurs, dont certainement le propre exemplaire de mon père, lui comme moi y étant abonnés.

J’ironise gentiment sur la double paire de lunettes, de même que sur les chaussons livrés, dont la semelle en matière synthétique est partie en lambeaux le jour même ou le lendemain.

(photographie du 30 mai)

(photographie du 30 mai)

Je réclame alors un peu d’argent (je songe déjà à prendre en charge la location d’un casque pour la télévision du voisin de chambrée, survenu entre-temps et dérangeant ma tranquillité).

Mon père me fera parvenir 60 €, un volume de romans de Simenon, auquel je n’entendrai rien quand je voudrai en entreprendre la lecture.

*  *  *

En m’y reprenant à mainte fois — il faudra désormais que je m’y fasse, et ce, pour longtemps —, je consigne aussi cette remarque en marge à mon seul usage :

Bizarrement, les mots sont en vrac, mais pas les pensées.

J’ajoute (avec force ratures) :

Je passe un temps infini pour composer un message pour ma sœur, et me trompe pour un énoncé.

Je ne peux trop présumer de mes forces.

Et, en direction de Claudie, je compose ce brouillon :

Claudie,

Appelle-moi [rajouté : plutôt, ce qui sous-entendait « appelle (plutôt) »] mon père — si ne c’est pas [rayé] ce n’est pas fait.

Bises,

Romain

* * *

Je ne sais combien j’ai passé de temps à peaufiner le message adressé en début d’après-midi à ma sœur le 30 mai, mais, finalement, sa teneur en est impeccable :

Merci pour tout !

Deux paires de lunettes valent qu’une — de même que le même numéro de Télérama 🤣

Les lunettes changent la vie du tout au tout !

En revanche, ce n’est pas un bon chargeur pour la brosse à dents, et j’aurais besoin de 8 euros…

Je pense à vous et vous embrasse tous trois affectueusement.

Romain

J’aurai, en ce sens, atteint mon but, puisqu’il était avant tout destiné à la rassurer sur mon état… — Mais j’ai leurré aussi l’ensemble de mes correspondants, eux ne soupçonnant guère, de ce fait, l’ampleur ni la force des attaques contre le langage que mon cerveau a subies durant mon séjour à l'hôpital…

 

 

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