1175 - Journal de l'hôpital (6)

Publié le par 1rΩm1

 

 

Journal de l’hôpital

(25 mai - 5 juin 2020)

Journal d'un rescapé

Work in progress

6

 

26-28 mai 2020/ 16 mars  sq.

[sumé :] A la vérité, j’ai vécu les premiers jours où j’étais à l’hôpital accompagné de l’ombre de ma mère. Je pensais continuellement à l’aphasie dont elle souffre à la suite d’un accident vasculaire cérébral survenu douze ans auparavant, qui a ruiné de manière irrémédiable ses capacités à lire et à écrire et de plus en plus altéré ses facultés cognitives […].

Or, je retrouve ce jour [16 mars 2021] — autre document — un premier bilan établi par une orthophoniste avec laquelle ma mère ne s’était guère entendue — et qui a, de ce fait, paru inefficace, tant et si bien que j’avais demandé à B. de me communiquer, si elle le pouvait, des noms d’hommes et femmes de l’art dignes d’un peu plus de crédit. Ma mère a donc poursuivi sa rééducation (interrompue quelque deux ans plus tard, à mon plus grand dam) auprès d’une femme plus compétente, recommandée par B., que j’ai rencontrée avec ma sœur dans son cabinet, qui s’avère celui dans lequel mon actuelle orthophoniste a pris sa succession, et qui se trouve à quelque trois ou quatre cents mètres de chez moi.

Or, je retrouve ce rapport (dont j’expurge naturellement un certain nombre de détails qui pourraient contrevenir à la discrétion de l’une ou de l’autre, tout en corrigeant, travestissement bienvenu, quelques scories) rédigé à l’intention du médecin traitant de la famille, sans doute photocopié par son père — et que je commenterai au fil de certaines similitudes de ce “quatre mains” entamé à propos de ma mère :

[…] La rééducation a débuté le 4 avril à raison de deux à trois séances hebdomadaires.

Le régime adopté, de juin à décembre, par ma propre orthophoniste a également été de trois séances, puis, contre mon sentiment mais j’ai fini par rallier son point de vue, de deux séances (« nous ne sommes plus dans l’urgence » avait argué mon interlocutrice). Encore s’est-il mis en place bien plus tôt, puisque dès le lendemain de mon hospitalisation.

Le bilan initial…

Celui-ci, de mon côté, avait duré trois séances, et je bouillais de voir enfin s’achever ces évaluations qui retardaient d’autant mon ré-apprentissage du langage :

Le bilan initial a mis en évidence des troubles qui affectaient en priorité la compréhension orale et écrite mais aussi le versant expressif.

Les séries automatiques, les récitations, les répétitions de mots et de phrases étaient correctement réalisées.

Ma mère a toujours eu une mémoire exceptionnelle. Elle connaissait — ce n’est plus du tout le cas… — des scènes entières de Corneille ou de Racine, qu’elle pouvait asséner à un public pas toujours consentant au cours d’un repas entre amis ou en famille.

La lecture de mots était impossible, la discrimination de lettres ou de syllabes avec un modèle étant déjà déficitaire.

L’expression écrite se limitait aux nom, prénom, lieu et date de naissance.

Sur le point suivant, la mesure est prise de toute la différence entre elle et moi, puisque j’ai toutes les difficultés à répéter certains mots et phrases, ces dernières pourtant segmentées par les soins de l'orthophoniste afin de ne pas me trouver entièrement en difficulté :

L’expression orale était globalement conservée au niveau de la prosodie, de la longueur des phrases et de l’articulation.

Autant dire que ces facultés-là sont celles qui me font le plus défaut, et que — comme je l'ai avancé — les carences de nos deux cerveaux se complèteraient tout à fait pour parler, lire, écrire, sans trop de déficit cognitif, du moins avant que la maladie n’use tout à fait, ces tout derniers mois, et scie la pauvre tête de ma mère.

En ce qui concerne celle-ci, j’avais repéré très tôt une syntaxe impeccable, les confusions se produisant non pas sur « l’axe syntagmatique », toujours fluide dans l’agencement de termes, mais très souvent défaillant au plan de « l’axe paradigmatique » : les genres, les sexes, les noms de personnes, les liens de parenté produisaient immanquablement des erreurs de nomination, de même que des mots venaient à la place très souvent d’autres, liés néanmoins par un rapport métonymique quelconque, tant et si bien nous procédions, mon père, ma sœur ou moi, par devinettes successives auprès d’elle afin de trouver ce qu’elle avait à nous dire. Bien plus handicapant était l’emploi d’objets proches et cependant distants par leur emploi, un couteau en place d’une fourchette par exemple (ce que n'avait aucunement diagnostiqué l'orthophoniste, faute sans doute d'en avoir pu faire l'expérience).

Le contenu informatif du discours était toutefois limité par des constructions grammaticales automatiques, des paraphasies verbales et syntagmatiques.

De fait, ma mère se sortait de certaines difficultés à nommer (« un manque de mot », ajoute aussitôt la spécialiste) par des périphrases, recourant aussi à la troisième personne pour désigner mon père, incapable qu’elle était de nommer proprement — en l’espèce : par leur propre nom ou prénom — les personnes, y compris les très proches. Je n’ai plus jamais entendu de sa bouche mon prénom, mais des « petit ! » (vocable qu’elle n’employait guère — sinon jamais — auparavant), qui m’étaient adressés, façon dont, quelquefois, elle interpellait aussi mon père.

[Je songe seulement — ou je la retrouve par esprit de l'escalier — que c’est sans doute la raison pour laquelle je passais mes deux premières nuits d’hôpital à tâcher de retrouver les prénoms d’amis et de proches…]

Dans les antécédents, seule une presbyacousie marquée à droite était signalée. Monsieur P*** notait que, depuis l’hospitalisation, son épouse semblait avoir conservé la mémoire des événements passés, la reconnaissance des visages et des lieux.

Il évoquait toutefois une certaine inhibition à la prise de décision — difficultés à utiliser certains objets, à retrouver des procédures, à prévoir des tâches… Madame P*** demeurait autonome cependant pour les petits gestes du quotidien.

Elle avait également du mal à se repérer dans le temps.

Compte de la fatigue de la fatigue et de la souffrance psychologique, il n’a pas paru opportun de donner des exercices à faire à la maison — cela a néanmoins été tenté à une ou deux occasions —, d’autant que Madame P*** est très entourée sur les plans familial et amical.

Mon orthophoniste, également, au commencement de la rééducation, m’a donné de tels « exercices à faire à la maison » : il s’agissait d’une liste de “mots” choisis pour leurs difficultés articulatoires d’une syllabe (voire d’un phonème) à l’autre, à enchaîner les uns aux autres, ou à répéter trois fois à la suite, tout en contrôlant dans un miroir les placements bucco-labiaux : pataka, badaga, manawa, fassacha, layara et autres phonèmes et syllabes pouvant aisément occasionner d'incontrôtables dérapages :

Elle a, semble-t-il, retrouvé ses repères de vie, surtout dans sa maison de campagne, et bien investi les séances de rééducation. La prise de conscience de ses difficultés qu'elle peut maintenant mettre en mots reste douloureuse, mais son comportement en séance me paraît de plus en plus positif.

Madame P*** a un niveau de langage élevé, une personnalité perfectionniste, et il faut positiver ses progrès réels et l'aider à ne pas se fixer sur ses échecs. La compréhension globale semble s'améliorer. La lecture d'images reste difficile et surtout aléatoire, de même que la reconnaissance des mots. Madame P*** peut lire des mots, des petites phrases par flash, mais une tâche réussie à un moment peut ne pas l'être quelques minutes après, ce qui est très déstabilisant. L'expression orale est mieux maîtrisée et les réponses plus ciblées mais il faut souvent recadrer la patiente, qui fait référence à des poèmes, des maximes, qu'elle connaît par cœur, ou qui utilise des formules répétitives, des circonvolutions qui finissent par nous éloigner du sujet, ou qui rendent peu à peu le discours vide de sens.

 

De fait, certaines de ses interventions faisaient tout à fait songer à la courte pièce de Jean Tardieu Un mot pour un autre, en raison des confusions paradigmatiques dont j’ai parlé, voire à des pans entiers de la Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, à cause, cette fois, de la logomachie à l'œuvre entre les personnages.

Je pourrais penser tout autant à ce texte de Raymond Queneau :

 

C’est bien vrai qu'il faut dire il neige quand il neige

c'est comme ça que l'on se fait comprendre

c'est en disant qu'il neige quand il neige que

c'est agréable de faire la conversation avec des gens qui

disent que

c'est le temps qui veut ça qu'il neige quand il neige

c'est comme ça qu'on vit en société sans difficultés aucune et

c'est comme ça qu'on se fait des amis et

c'est si facile de dire qu'il neige quand il neige

plutôt que de dire il pleut

 

en effet

 

c'est prétentieux de dire qu'il pleut s'il neige

mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?

dans un flocon

dans un flocon de neige

arrosé de marsala

un jour d'été sur la grève

d'une plage au Sahara

où si l'on dit : « Tiens... mais il neige... »

c'est un peu au hasard...

  comme ça…

puisque, sur des sujets bien anodins, de simple causerie ou météorologie, ma mère réussissait à leurrer certains de ses interlocuteurs. Ainsi, la première fois que l’avait vue J.-M. après son accident vasculaire cérébral, il m’avait assuré que ma mère n’avait rien… Il est vrai qu’elle avait discuté, autant qu’il m’en souvienne, de fleurs et de jardins avec lui et s’était lancée dans des considérations on ne peut plus ordinaires. Et, quand elle parvenait, précisément, à abuser ses auditeurs, elle était rayonnante, triomphante — ce qui paraît pouvoir dire a contrario quelles souffrances elle endurait quand ce n’était pas le cas. Les premiers jours à l’hôpital, elle était dans le déni le plus total de son handicap, s’employant en particulier à démontrer que ses capacités physiques étaient au mieux, tout en faisant la démonstration de mouvements de gymnastique censés les prouver — mais son manque de répondant au plan cognitif ne laissait pas de nous inquiéter…

 

* * *

 

L’orthophoniste avait accompagné son envoi de deux documents dont les intentions pédagogiques semblent ne pas faire de doute.

 

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Je me suis parfois demandé quels heurts s’étaient produits entre ma mère et elle — s’il s’agissait de défaillances objectives, ou d’incompatibilités entre deux personnes, ces fameux atomes crochus dont ma mère évoquait souvent à propos de tel ou tel avec qui elle ne sentait aucune ou guère d'affinités.

Elle s’entendait beaucoup mieux à l’évidence avec Madame V*** (mais le sentiment de l’échec l’a tout de même emporté, puisqu’elle a interrompu les séances d’orthophonie avec elle en arguant de leur inutilité, alors que je reste persuadé du contraire).

Si, avec mon actuelle praticienne, je ressentais pareille discordance ou si pareille impression devait se produire, je la quitterais pour trouver une autre personne, tant je suis certain qu’entraînement et secours me demeurent nécessaires…


 

* * *


 

La rééducation avec l’orthophoniste de l’hôpital a (donc) débuté dès le deuxième jour et a bientôt porté de premiers fruits — si j’en crois ses propres rapports du 26, 27 et 28 mai (auxquels je n’entends naturellement pas tout) :

 

26/05

Patient avec fluence réduite ++, informatif, perte d’intelligibilité, orienté et cohérent

Troubles phasiques majeurs caractérisés par :

une réduction de la fluence

productions spontanées en « oui »

langage automatique atteint mais mobilisable avec aide

capacités mélodiques préservées facilitatrices (TRM ?)

atteinte phono-articulatoire associée à une apraxie BLF

troubles de la répétition

déformations touchant toutes les articulations du langage : déviations phonétiques, paraphasies phonémiques et s’mantiques

compréhension contextuelle et simple bien préservée, mais erreurs sur la compréhension morphosyntaxique plus fine

représentations sémantiques bien préservées

lecture et transcription mieux préservée (appui pour la PEC)

communication préservée : utilisation de la multimodalité (communication non-verbale, pointage, gestes symboliques) spontanée à encourager.

 

Aphasie non fluente de type Broca avec atteinte de la voie phono-articulatoire.


 

27/05

Travail finitions exécutives via le canal verbal (axome)

Travail production phonémique contrôlée (voyelles + phonèmes consonantiques antérieurs)

Appui sur mélodie et rythme pour production verbe

Travail sur la prise de conscience des schémas articulatoires de la production phonémique

PEC à poursuivre +++

 

 

28/05

Amélioration constatée ce jour. Dynamique d’évolution positive.

Néanmoins, atteinte de la programmation phono-articulatoire encore massive et troubles de l’inhition

Travail praxies BLF contrôlées en progrès

Travail programmation phono-articulatoire sur phonèmes antérieurs

Travail des fonctions exé[cutives (?)] par le canal verbal

Appui sur évocation orthographique efficace ainsi que sur le rythme.

Attention, a tendance à abandonner la communication s’il n’arrive pas à se faire comprendre : lutter contre cette attitude en maintenant l’échange.
 

 

(à [pour]suivre !)

 

 

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