1296 - Précoce vendange, vendange tardive (13)
Précoce vendange,
vendange tardive
Journaux parisiens parallèles
(Journal extime)
Work in progress
13
18 octobre [suite]
Début de soirée
J’aperçois Aymeric : il a garé sa bicyclette près du puits artésien de la Place Paul Verlaine.
Il détache sa sacoche et s’en munit comme la fois précédente.
Et nous retournons dans le bar accoutumé. Nous nous installons à l’extérieur, puisque la température le permet, à la différence de dimanche lorsque j’étais en compagnie de B., même si Aymeric me fait noter le ciel couvert.
Comme nous commandons une pinte de bière, je me souviens à propos de la bière plus « légère » qu’avait conseillée la dernière fois le serveur.
Je suis amené à parler beaucoup dans un premier temps, Aymeric rebondissant sur ce que je peux bien dire :
Il a regardé la veille la moitié de Phantom Thread, réservant à plus tard la suite. [Il ne sait pas que celle-ci ne lui sera plus accessible sur la chaîne de télévision dans les jours qui suivront. Je lui adresserai un DVD du film à l’avant-veille de son anniversaire en janvier, ainsi que la série de Angels in America.]
A propos d’Illusions perdues dont je dois voir l’adaptation cinématographique le lendemain, il dit s’ennuyer mortellement à le lire ; je m’étonne et proteste ; il est rare que nous ayons ainsi pareil différend en matière de livres…
Il est allé la veille au Petit Palais ; il a trouvé les installations de Jean-Michel Othoniel plus décoratives que convaincantes, et s’est interrogé sur la démarche du sculpteur. Il a visité également l’exposition du peintre russe, Ilya Répine, œuvre qu’il a trouvée somme toute plutôt académique, même si elle l’a intéressé et lui a plu.
Il parle de la façon dont il est débordé au travail après une année de profonde léthargie due à la pandémie : il doit même mettre les thèses d’étudiants en attente avant de pouvoir les reprographier. Jamais il n’a connu une telle activité. Il court partout et raconte les chaussettes qu’usent rapidement les chaussures de travail…
Il ira en Bretagne la première semaine des vacances de la Toussaint. Sa mère ne lui téléphone désormais plus (elle le faisait tous les jours, il n’y a pas si longtemps). Le timbre de voix d’Aymeric s’attriste : il ne peut y voir qu’une étape de plus dans la déchéance de la personne.
* * *
Nous sommes les premiers au restaurant. La terrasse n’est pas installée, tandis que la salle est coupée en sa moitié par un rideau dissimulant des marchandises entreposées (ce que j’avais constaté déjà la fois précédente).
Pascal appelle lorsque je suis aux toilettes ; je le rappelle, sans succès.
Après que nous avons commandé, le premier plat arrive vite. J’ai spécifié auprès du garçon que je voulais bien d’une sauce plus épicée que celle cuisinée habituellement. Or, une erreur manifeste s’est produite à propos du plat d’Aymeric, et, quand j’entame l’agneau qu’on m’a servi, je m’aperçois qu’il est plutôt doux. En fait, le serveur s’est trompé de table. Mais, comme j’ai déjà entamé mon plat, je lui dis au serveur que j’accommoderai du curry qu’on m’a apporté. Et j’ai presque fini de manger lorsque l’assiette d’Aymeric arrive enfin.
Malgré tout, nos plats sont toujours aussi bons, et nous mangeons de bon appétit.
En fin de repas, on nous apporte un verre de limoncello, sans doute pour nous faire pardonner ces petites erreurs d’aiguillage.
* * *
Alors que nous sortons du restaurant, il commence à pleuvoir. Nous installons dans un bar au début de la rue de la Butte aux cailles pour nous mettre à couvert.
Je commande un verre de vin blanc, Aymeric, un irish coffee.
Nous poursuivons notre conversation (dont je ne sais plus — le lendemain… — la chronologie, ni si certains des éléments développés par Aymeric l’ont été durant ou bien après notre repas…).
Sa situation, après le recours gracieux dont il m’a précédemment parlé, n’a toujours pas été régularisée. L’administration a jusqu’au début du mois pour ce faire. Sinon, il saisira son supérieur hiérarchique.
La pluie redouble à l’extérieur. Aymeric se dit en mal d’Italie, sentiment que je ne peux que partager.
Je raconte ma rencontre avec Adrien la veille.
Le voisinage dans l’immeuble où Aymeric habite s’avère toujours aussi peu supportable. Il me dit que je me suis montré un peu raide avec le jeune Erwan, et que ce dernier aurait tout aussi bien pu m’envoyer paître. J’en conviens volontiers (quoique à regret ¡ — puisque j’ai tout de même retiré le bénéfice ainsi d’un peu plus d’attention de sa part, après lui avoir adressé un courrier pour me plaindre des bruits nocturnes auxquels j’entendais mettre bon ordre). Nous nous amusons du détail de mon entrevue avec lui, que je lui retrace, pour démarrer la chaudière — la bise venue, et lui, criant auprès de moi qu’il avait froid, cette jeune cigale n’ayant pas compris que le thermostat posé sur la cheminée ne servait pas seulement de thermomètre intérieur, mais était avant tout destiné à commander et réguler le chauffage de l’appartement. Je ne dis pas à Aymeric — simple oubli, et non omission volontaire ¡ — avoir remarqué, alors que je m’apprêtais à quitter le jeune Erwan, la vignette d’un tableau représentant Saint Sébastien, torse nu du martyr ligoté affiché à hauteur de regard sur sa porte d’entrée…
Nous évoquons des kilos indiscrets qui se sont emparés de nos viandes, quoi qu’on en ait — et chez lui et chez moi, mais davantage chez moi, je le confesse aisément [¡]. Aymeric me dit que, consolation à laquelle je voudrais croire, c’est peut-être dû aux médicaments qu'il me faut désormais prendre.
Je retrace pour lui les derniers incidents médicaux survenus ces deux derniers mois, en attendant que j’aie le fin mot de l’histoire à propos de mes cycles de sommeil ininterprétables aux yeux des spécialistes…
Je finis mon verre, bien après lui. Il commente l’heure pas trop avancée, mais, comme nous nous verrons jeudi, nous arrêtons de rentrer malgré tout, une autre rude journée l’attendant le lendemain.
* * *
Rentré, j’envoie un message à Patrice pour lui demander s’il est disponible en soirée mercredi.
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4 septembre 2021, fin d’après-midi et soirée
Aymeric, contre toute habitude, a cinq minutes de retard. Je l’attends Place Verlaine.
Le temps d’attacher son vélo et de mettre toutes ses affaires dans une sacoche qu’il emporte avec lui, nous sommes partis pour la terrasse accoutumée.
Nous commandons une pinte de bière — une bière d’abbaye belge pour moi, une « plus légère » pour Aymeric.
Le soleil chauffe bientôt assez durement.
Sans doute, Aymeric temporise-t-il. Notre conversation commence par des riens, comme pour nous mettre en jambes, avant qu’il me demande des nouvelles de mon père, de son veuvage récent.
Nous parlons alors de la cérémonie funéraire, dont je donne des détails.
A la mort de son père, qui avait exercé six ans un mandat de maire dans une petite commune bretonne, tous les notables assistaient à l’office religieux, tant et si bien que l’église ne pouvait contenir toute la foule, dont une partie était demeurée à l’extérieur, et Aymeric avait souffert, a contrario, de cette presse qui volait à la famille le recueillement nécessaire.
Il évoque ses vacances, médiocres d’abord au plan de la météorologie [dans l’Ariège ? la Drome ? ou l’Aude ? — je ne sais pourquoi ma mémoire est si rétive à l’endroit…], meilleures dans le Bourbonnais ensuite, à Vichy, ensoleillées à Toulouse, enfin. Il s’est absenté un mois complet sans presque revenir chez lui. Depuis, il a repris le travail, à un rythme bien plus soutenu, inconnu de lui durant les mois de confinement, la rentrée battant son plein.
Tout en conversant, nous jouons à cache-cache avec le soleil, changeons de place, bougeons nos chaises. Ma soif n’étant pas étanchée, je commande un Perrier.
Il me demande ce que j’ai fait ces jours derniers à Paris. Je retrace les expositions et musées que j’ai vus ainsi que les moments passés avec les amis.
Il a lu le dernier livre de Michel Houellebecq. Il en parle comme d’une mystification littéraire, un produit fabriqué, une plaisanterie faite au public, un autopastiche. Il s’est amusé de cette lecture, accomplie très rapidement. Mais, conclut-il, « ce n’est pas de la littérature ».
Une heure et demie passe, sans que nous nous rendions compte. Nous allons au restaurant indien (accoutumé, lui aussi) où j’ai réservé.
Aymeric me fait part du reclassement incertain dont il a été victime — vingt-cinq années se sont envolées, inexplicablement, de son parcours professionnel, alors qu’il occupait durant tout ce temps une fonction toute semblable à celle qu’il exerce dorénavant : il vient d’envoyer une lettre pour s’en étonner, en des termes mesurés, en guise de recours gracieux.
Les relations de subordination qu’Aymeric exerce sur son lieu de travail sont douces : il ne saurait, dit-il, faire preuve d’autorité, et il se réjouit de cela, de pareilles relations avec ses collègues. Il n’a dû intervenir que par exception, pour démêler une relation assez compliquée entre un délégué syndical (dont je lui conseillais l’assistance, si jamais le recours gracieux n’aboutissait pas) et le reste de son équipe, en tâchant de concilier au mieux les susceptibilités des uns et de l’autre.
Le télétravail, quand il est possible, a changé les envies et les mentalités : selon lui, il serait désormais désiré par ceux qui y ont goûté, ce qui constitue une différence notable entre ces derniers et ses collègues, rivés par nécessité à leur atelier. Ainsi la secrétaire de son supérieur hiérarchique, qui travaille quelquefois à distance, l’a chargé récemment de transmettre des documents et lettres à parapher : elle n’aurait songé à déléguer naguère…
Les étudiants sont revenus. La vie universitaire semble avoir repris son cours.
Comme d’ordinaire, nous apprécions notre repas, et l’addition est plus que raisonnable.
Il n’est pas très tard — à peine plus de 21 heures. Aussi nous transportons-nous sur une autre terrasse, tout en nous éloignant d’une jeunesse agglutinée au trottoir d’un carrefour. Nous nous posons dans un lieu calme — si calme que le serveur, invisible de l’endroit où nous sommes, au bout d’un quart d’heure n’a toujours pas paru et que je dois commander au comptoir.
J’évoque l’étonnant roman familial que j’ai appris par ma sœur quelque temps auparavant : nos parents n’auraient pas compris que j’étais gay avant que R., au moment de notre rupture, les harcèle jour et nuit. Aymeric semble croire, autant que moi, que mes parents avaient inconsciemment perçu toutefois, sinon compris, l’un dans l’aveuglement, l’autre dans le déni, les faits que je croyais en toute naïveté avoir nettement et tranquillement posés dès mon adolescence — sans qu’il n’en fût rien…
Je lui montre le bouddha légué par mon père.
Aymeric me confie longuement ensuite la culpabilité conçue, après qu’elle a été placée, d’avoir laissé sa mère en EHPAD. Je suis surpris, en vérité, parce que je croyais sa mère bien plus atteinte par l’âge que ce qu’il en peut exposer : elle aurait fait de micro accidents vasculaires cérébraux, mais sans développer une pathologie du type Alzheimer pour autant.
Chaque fois qu’Aymeric visite sa mère, elle réclame qu’elle s’en aille de l’endroit, où elle ne se plaît pas, où elle n’a pu nouer de relation sociale avec quiconque, les autres patients étant séniles ou grabataires. Aussi se montre-t-elle impatiente qu’il soit à la retraite, afin qu’il puisse l’en sortir.
Sa sœur, face à cette situation, s’avère autrement détachée, arguant que c’était à sa mère de songer auparavant à son avenir et s’en occuper alors.
Nous parlons de la différence générationnelle entre nous et ceux qui nous ont précédés, qui gardaient chez eux le plus possible leur père ou mère en incapacité de demeurer seul.
Je dis que je n’arrive pas à imaginer que mon père soit jamais atteint de sénilité. Et d’ajouter combien je serais démuni d’être confronté à sa déchéance.
La conversation se fait alors sur fond de tristesse, et je me reproche d’avoir, ne serait-ce que par raccroc, lancé le sujet, d’avoir suscité cette culpabilité, inconsolablement profonde.
Nous nous efforçons de dissiper, sans vraiment y parvenir, cette humeur chagrine, avant de nous séparer, l’heure ayant malgré nous tourné : je pressens que cette même tristesse accompagnera Aymeric lors de son trajet de retour à bicyclette.
Je ferai moi-même des rêves agités durant la nuit, habités par quelques fantômes dont j’aurai refoulé à mon réveil le souvenir.