1363 - Pages choisies - Aidan Chambers, la Danse du coucou (1)

Publié le par 1rΩm1

 

de Aidan Chambers, la Danse du coucou [Dance on my Grave], Texte traduit par Jean-Pierre Carasso, Editions du Seuil, “Points-virgule”, 1983, pp. 213-216 :

1363 - Pages choisies - Aidan Chambers, la Danse du coucou (1)

Alors se produisit le calme avant la tempête. Cris étouffés dans la savane. Profond silence. Les yeux dans les yeux, dans l’attente : dernier regard contemplatif qui dit « cela ne devrait pas être, mais cela sera ». La fin de quelque chose. C’est, ce fut, le plus triste moment de tous.

Barry prit la parole :

« Il est des choses qu’il vaut mieux ne pas dire, Hal. Après, c’est trop tard — quand c’est dit, les gens ne te permettent plus de les retirer. »

Dur, inquiet, amer, je répondis :

« Des choses comme les serments d’amitié éternelle. Comme la promesse d’aller danser sur une tombe ? Des choses comme ça ? C’est à ces choses-là que tu penses ? »

Cela mit une lueur dans son regard et une rougeur à ses joues.

« Tu veux savoir. D’accord, je vais te dire.

— Très bien.

— Je commençais à m’ennuyer.

— T’ennuyer ?

— C’est ça, oui : à m’ennuyer.

— A cause de quoi ?

— Tu veux dire à cause de QUI.

— Qui ?

— Tu le demandes vraiment ou tu te récries seulement ?

— Les deux, figure-toi. Qui ?

— Toi.

— Moi ! »

J’étais ridicule de ne pas l’avoir su, mais c’était bien comme ça que ça devait se passer. D’ailleurs je persistai à ne pas très bien saisir le sens de ses paroles.

Et je dis :

« Je croyais qu’on était heureux comme des rois.

— C’est bien ce qui cloche.

— Qui cloche ? Qu’est-ce qui cloche?

— Tu es heureux comme un roi. Moi je l’étais. Nous l’étions. Mais plus maintenant.

— Fallait le dire. On peut faire d’autres choses.

— C’est pas la question, justement ! »

Je me mis à hurler.

« Mais c’est quoi, alors, ta foutue question ? »

Il hurla en retour :

« Je te l’ai dit !

— Alors, répète !

— Ce n’est pas ce qu’on fait. C’est TOI !

— Eh ben quoi, moi ? »

Cette fois, il ne hurla pas, il s’époumona littéralement :

« TOI ! TU M’ENNUIES ! »

Il avait séparé soigneusement les mots. Les avait articulés. Comme autant de coups de poing dans mon ventre. Mon ventre avec lequel je réfléchissais, de telle sorte qu’il me laissa sans voix, le souffle coupé, les jambes molles.

Je me détournai et m’assis, m’effondrai plutôt sur le fauteuil pivotant devant le bureau. Les yeux écarquillés, sans les voir, sur les factures, les catalogues, les disques, les cassettes, les pochettes, les lettres, les comptes, le papier à en-tête qui jonchaient le bureau. Machinalement, je me dis que Mme G. passerait le lendemain pour sa tornade blanche hebdomadaire et nettoierait tout ça.

Barry poursuivait dans mon dos :

« On s’est bien marré, je ne dis pas. On a eu des moments très chouettes. Mais j’aime le changement. Je veux connaître autant de trucs différents que possible — il rigola doucement —, autant de personnes différentes que possible. Une, ce n’est pas assez. Pas pour moi. »

Il s’interrompit, attendant que je dise quelque chose, mais j’étais sous le choc, je réagissais au ralenti.

Il poursuivit donc.

« Donc je t’ai dragué parce que tu me plaisais... mais tu m’as été sympathique tout de suite. Toi, pour toi-même, je veux dire. Je pensais que tu voulais les mêmes choses que moi. Je pensais que, quand on se connaîtrait bien, on ferait toutes ces choses ensemble. »

Silence, de nouveau. J’étais momifié.

Et de nouveau sa voix, très basse.

« Mais toi, tu n’es pas comme ça, pas vrai ? Ce n’est pas ce que nous faisons ensemble qui t’importe. C’est moi. C’est moi que tu veux. Moi tout entier, et pour toi tout seul. Et ça, c’est trop lourd pour moi, Hal. Je ne veux pas appartenir à quelqu’un, je ne veux pas être vampirisé non plus. Par personne. Jamais. »

Mon ventre se prit pour un réacteur atomique. Les paroles de Barry y déclenchèrent la réaction. L’explosion n’était pas loin.

Brusquement, le désordre que j’avais sous les yeux me devint insupportable. D’un grand geste du bras droit, je balayai tout le bordel et le flanquai par terre. Une manière de fatalité génético-historique : sitôt accompli ce geste du faucheur, j’ai revu l’espace d’un éclair mon père balayer la table mise pour le thé après une dispute avec ma mère.

Je ne m’en tins pas là. Me lever et pivoter sur moi-même pour faire face à Barry faisait partie du même ballet dicté par le ventre en révolution. Et lui lancer ce galet fut comme le clone de ce souvenir éclair de mon père. Car dans son geste pour balayer la surface du bureau, ma main avait heurté puis saisi dans sa rage griffue un galet nacré que nous avions trouvé un jour sur la plage. Barry le gardait sur le bureau comme presse-papier. Maintenant, c’était un boulet contre sa tête.

Il le vit venir et rentra la tête dans les épaules.

Dans le mouvement, il découvrit le miroir, au mur, dans son dos.

Une fraction de seconde, je vis mon propre visage tordu de rage avant que le projectile nacré ne fasse voler le miroir en éclats — et mon visage s’émietta sur le plancher.

 

 

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