1381 - Quand ceux qui vont s'en vont aller, pages choisies, Richard Flanagan, III
Quand ceux qui vont
s’en vont aller
III
Pages choisies (et de circonstance)
de Richard FLANAGRAN, Dans la mer vivante des rêves éveillés, roman traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon, Actes Sud, 2022, pp. 187-190 :
Au cours des deux mois suivants leur mère se remit lentement — quoique en partie seulement — de ses AVC, bougeant d'abord le torse puis, l'un après l'autre, ses bras et jambes. Mais elle avait perdu la parole. Quand elle put enfin se servir de ses mains, on lui donna un tableau avec un alphabet grâce auquel elle devait communiquer en désignant différentes lettres pour former tant bien que mal certains mots.
Assise à son chevet, Anna notait chaque lettre jusqu'à obtenir un mot, après quoi elle le répétait, et Francie acquiesçait ou secouait la tête selon que la communication avait ou non bien fonctionné.
étions nous
Les mots étaient souvent en désordre — autant d'anagrammes qu'il fallait déchiffrer —, les phrases incohérentes et difficiles à comprendre, voire incompréhensibles ou, pire, étrangement cohérentes mais vides de sens.
œil partout
Certaines les faisaient rire toutes les deux quand Anna les lisait à voix haute. C'était aux dépens de Francie, mais elle avait le mérite de bien le prendre.
elle dieu donner
La plupart du temps elle était si vite épuisée par cet effort qu'elle laissait retomber sa main et tournait la tête, de sorte que son profil décharné d'oiseau prédateur — si différent de la mère au visage rebondi dont Anna gardait le souvenir — se détachait sur l'oreiller vertical, et là elle s'assoupissait. Anna voyait sur ce visage endormi une férocité nouvelle et totalement inexplicable, à la fois une révélation et une accusation.
Elle devait se pencher pour aider sa mère à se servir du tableau ; comme toujours à présent, il était désagréable de s'approcher de trop près. Francie avait la même odeur de décomposition qu'à l'ouverture d'un bocal contenant un organisme jaunâtre, une grenouille ou un foetus d'agneau conservés dans le formol — une odeur médicamenteuse aux vagues relents d'excréments. Mais Anna persévérait, avec patience et un certain entêtement, faisant utiliser le tableau à sa mère à chacun de ses moments d'éveil, déterminée à ce qu'elle communique. Ce tableau énervait Francie, qui désignait sans cesse les mêmes lettres.
L.A.S.S.E.M.O.I.P.A.R.T.I.R.
Anna demanda si elle lui disait de partir parce qu'elle était lasse. Mais le visage de Francie resta impassible. Son index tremblota au-dessus de l'alphabet, et elle le reposa brutalement sur plusieurs lettres, Anna les énumérant avant de prononcer le mot ainsi formé.
L... a... i... s... s... e. C'est bien ça ? Laisse ?
Francie parut acquiescer de la tête. Elle brandit une nouvelle fois l'index et le maintint en l'air, corps et esprit cherchant à se coordonner pour cette tâche ardue.
M... o... i... Laisse-moi ? demanda Anna. Francie parut acquiescer à nouveau, et à nouveau son index tremblota et se posa.
P... a... r... t... i... r... Partir ? Laisse-moi partir ? dit Anna.
La main de sa mère retomba.
Laisse-moi partir ? C'est ce que tu me demandes ?
Un côté du visage en partie paralysé de Francie tressaillit, un étrange tressautement comme si elle avait à l'intérieur des lèvres un fil sur lequel on aurait tiré intermittence.
Partir où, Francie ? insista Anna.
En l'absence de réponse, elle reformula sa question. Te laisser partir où, Francie ? Où veux-tu partir ?
Elle prit conscience que sa mère la dévisageait.
Mais tu vas aller mieux, maman, dit-elle avec un sourire.
Francie la dévisageait toujours. Anna ne savait si c'était un regard de stupéfaction ou de terreur.
Et la vie va continuer, ajouta-t-elle.
Le tableau tomba par terre.
Ce gâchis honteux ne fait qu'empirer, pensa Anna.