1447 - Monnaies, toiles, robes et merveilles : septembre à Paris (2)
Septembre à Paris
(Journal extime, 24 septembre - 2 octobre 2022)
2
26 septembre
Après-midi
Pascal m’a demandé de récupérer une veste oubliée par F. dans le bar où ils ont coutume d’aller — celui-là même où j'ai pris un verre l’avant-veille en arrivant à Paris.
Je m’acquitte de cette tâche à l’heure du déjeuner. Ce jour-là, Pierre Deladonchamps ne hante pas les lieux (¡).
Je parcours au Centre-Pompidou le niveau négligé la fois précédente. Je regarde un film documentaire sur le F.H.A.R.
et fais ensuite quelques clichés à l’avenant, en obéissant malgré à quelque dilection, souvenir, “chaîne”, pli depuis longtemps pris, rapport proche ou lointain.
Anselm Kiefer (né en 1945), Für Velimir Chlebnikow : neue Lehre vom Krieg Schicksale der Völker [Pour Velimir Khlebnikov : nouvelle théorie sur la guerre, destins des peuples], 2013-2018, Émulsion, huile, acrylique, gomme-laque et métal sur toile (Prêt de l'artiste)
* * *
Je me rends chez Gibert ensuite. Près de l’escalier que j’emprunte pour sortir, j’avise le livre d’Adrien disposé en pile. Je réfrène mon mouvement pour l’acheter : après tout, il m’avait dit qu’il me l’enverrait — même s’il apparaît de plus en plus probable qu’il ne fera pas (il est vrai que les éditeurs en général ne sont guère généreux en matière d’exemplaires d’auteur)…
Fin d’après-midi
J’arrive en avance Place Verlaine. Heureusement, il ne pleut plus.
J’avertis Aymeric de mon arrivée. A relecture, toujours inquiet de mes erreurs toujours possibles à l’écrit, les phrases que je lui ai adressées — Il a cessé de pleuvoir/ Ça tombe bien : je suis en avance — me paraissent peu logiques, ou du moins ne pas procéder d’un ordre naturel.
Le temps de m'atteler à un second message, Aymeric se tient devant moi. Il attache bientôt sa (nouvelle) bicyclette. Il me confie son appréhension à l’idée d’abandonner son coursier, qu'il a pourvu de deux antivols en espérant qu'ils seront dissuasifs.
La pluie a considérablement rafraîchi l’atmosphère. Nous nous installons dans le bar accoutumé. Je commande une pinte de bière, lui, un verre de vin blanc.
Aymeric me paraît préoccupé. Voire : je lui trouve quelque peu l’air sombre. Comme il me demande comment je vais, je fais moi-même une réponse en demi-teinte. Nous nous réjouissons malgré tout d’avoir jusque là échappé au coronavirus…
Même si les cadences des semaines de la rentrée se sont quelques peu calmées, il était seul aujourd’hui sur son lieu de travail, une collègue ayant pris un jour de maladie — ce dont, ajoute-t-il, elle a l’habitude le lundi, façon probable de prolonger le week-end. Je songe alors à un développement fait la veille par Duncan : les très jeunes gens nouvellement embauchés dont il est amené à s’occuper se montrent, selon lui, régulièrement négligents en matière de ponctualité comme d’assiduité.
Je raconte donc le moment passé avec lui, puis évoque la perspective de la venue de Khadija le surlendemain. Nous parlons d’elle.
L’heure approche du moment de dîner. Aymeric croyait que je réserverais le restaurant thaï où nous avions prévu de nous rendre (en place de l’indien où nous avons l'habitude d’aller, inaccessible à la réservation sur le Net) ; de mon côté, je croyais qu’un lundi, en venant tôt, c’était inutile ; or, nous avons la mauvaise surprise de constater que ledit restaurant thaï est fermé. Une intuition m’amène à vérifier si l’indien est, finalement, lui aussi, fermé, et nous avons, la bonne surprise cette fois, de constater qu’en fait il n’en est rien — et réservons pour la demi-heure qui suit.
Sur place, le restaurant a repris la configuration initiale, la salle naguère coupée par un rideau se déployant dans un espace qui se trouve ainsi doublé. Un chauffage diffuse une agréable chaleur. Nous sommes accueillis par un jeune serveur que nous n’avons jamais vu, élancé et mince, le teint plutôt clair, à la barbe soignée et aux traits fins, dont nous nous accordons à dire qu’il est très beau. Qui plus est, il se montre empressé, aimable et souriant. (Aymeric, plus tard, émettra une réserve sur son col roulé. Je songe à Philippe, adepte de ce type de pullover [dactylographiant ces notes, j’écris « pulllover », lapsus clavis plutôt heureux en ce qu’il produit ce mot-valise « pull-lover » ; or, j’aimais, précisément, le voir porter ce vêtement dont j’ai toujours pensé qu’il dissimulait une sensualité précise, prompt à classer Philippe parmi les personnes aimant sans doute qu’on leur caresse la nuque et le cou — Philippe que je n’ai d'ailleurs jamais vu le col nu, même en été (si je l'ai vu en été, ce qui est douteux, puisque l'année universitaire finie cet étudiant carolomacérien exilé jouait les hommes « aux semelles de vent » comme pour mieux m’échapper rejoignant quelque « place taillée en mesquines pelouses » — Philippe que j'ai donc toujours rencontré ainsi caparaçonné, ce qui, tout à rebours, pourrait amener à penser qu’il se protégeait de ma propre sensualité, qu’il barrait aux mains étrangères l’intrusion sur sa peau d’un contact qui l’aurait fait fondre de plaisir…] Et, contre l’avis d’Aymeric, je songe que je pourrais remettre en service les pulls à col roulé assoupis depuis quelques années dans les deux armoires de ma chambre…)
Aymeric me raconte ses vacances d’été, en Bourgogne, puis, en Alsace, à Colmar. Il est passé tout près de **** à son retour. Seul, il m’en aurait averti, assure-t-il. Le regret, fugitif, point…
Le repas, comme d’habitude, s’avère très bon. Nous nous sommes ingéniés à commander des plats que nous n’avions jamais pris auparavant. Même le vin en pichet ravit la langue et l’esprit. Aussi mangeons-nous de bon appétit.
Je suis surpris qu’il ne me demande pas à quoi j’ai occupé les deux derniers jours. Je lui montre les deux cartes postales achetées au Musée de la monnaie. Elles ne semblent pas lui plaire. (Je me dirai, au cours de la soirée, que, je ne sais pourquoi, Aymeric manque d’entrain…)
Je lui propose de bénéficier des deux places de cinéma que j’ai à ma disposition sur l’abonnement que Pascal et F. n’ont pas réussi à épuiser — et que Pascal m’a enjoint, au téléphone le matin, d'utiliser. Il décline la proposition. Il n’est pas allé voir un film depuis des mois. En revanche, il s’est remis à la lecture. Il s’agace, à ce propos, de ne pas retrouver ni le titre ni le nom de l’auteur dont il lit l’ouvrage. Sur le chapitre de l'écriture, que nous abordons aussi, il déplore de ne jamais véritablement dorénavant écrire à la main. Je parle des balises HTLM, apprises grâce Nathan et T*** pour mes billets pour GayAttitude ; lui, ne s'y vraiment pas vraiment penché. [Sans doute, à ce moment-là, parlons-nous de l'“écriture inclusive”, devenue la norme dans le milieu universitaire.]
Alors que j’aborde mon prochain séjour en Italie, il commente les résultats des récentes élections italiennes. Nous nous accordons sur le danger que fait courir partout l'extrême-droite dans le monde.
J’évoque les coloscopie et gastroscopie que je dois subir à mon retour. Aymeric s’étonne que l’opération ait lieu sous anesthésie totale. Je dis qu’une intervention chirurgicale est toujours possible à ce moment-là. Je confie mes appréhensions. Et lui de se montrer rassurant : un cancer généralisé se verrait lors des analyses sanguines…
Comme je me rends aux toilettes, je cherche – et l’obtiens — le regard du serveur : je reçois un sourire éclatant.
Après que nous avons demandé l’addition, il nous offre un verre de limoncello. Nous laissons en quittant les lieux un pourboire conséquent.
Il n’est pas trop tard encore. Aussi poursuivons-nous notre conversation dans un autre bar. Je commande un verre de rosé, Aymeric, un irish coffee — et je le plaisante au sujet de cette habitude à éclipses, à laquelle il sacrifie une fois sur deux…
Nos voisins de table — huit jeunes gens, compte Aymeric, puisque je leur tourne le dos — s’avèrent bientôt insupportablement bruyants. Un roquet, que ce vacarme semble exciter, s’en mêle…
Nous parlons de la mère d’Aymeric (sans doute le sujet tu de ses préoccupations), qu’il doit voir durant quatre jours en Bretagne le week-end et qui est désormais aphasique. En outre, selon une étape de plus dans sa déchéance, elle ne s’alimente plus. Je songe à ma mère, qui avait suivi ce même parcours.
Aymeric évoque un neveu de vingt-quatre ans qui vit à la Réunion (et c’est à Romain et Justine que vont cette fois mes pensées), ainsi qu’une nièce, qu’il trouve sympathique.
Les voisins et leur charivari sont décidément à fuir. Aussi lancé-je le signal de départ.
Place Verlaine, la bicyclette d’Aymeric est toujours en place.
Nous faisons nos adieux. Vraisemblablement jusqu’au printemps prochain, précisé-je.
* * *
Extrait d’un courriel rédigé après un message d’Aymeric le lendemain [je ne rectifie aucune de mes erreurs — répétitions ou omissions de mots, confusions dans les prépositions — commises sur le moment, qui renseigne des difficultés à écrire que je pouvais et peux encore avoir] :
[…] Il est de pires enquiquineurs, finalement, qu’une bande de huit « jeunes adultes » menant grand bruit et grande conversation sans prendre garde vraiment à leur•e•s interlocuteur•trice•s, accompagné•e•s bientôt par un roquet (un•e roquet•te ^^ ?), enquiquinant•e i•elle aussi… [Nous avions plaisanté sur l’écriture inclusive, en effet, de plus en plus usitée dans les milieux universitaires, d’où cet usage, indiscret, du point médian…]
Car, sur le trajet, je me suis fait agresser (plus qu’enquiquiner, en tout cas) par trois adolescents de dix-huit à vingt ans — ou plutôt par l’un d’entre eux, puisque l’un d’entre eux, qui paraissait de l’ascendant sur ce dernier est intervenu « en ma faveur » (l’expression est, cependant, toute relative !).
J’étais installé sur une de ces banquettes latérales des rames où l’on tient assez difficilement à trois, sans voisin de siège, près de la porte de sortie.
Ils sont arrivés, et l’un d’entre d’eux m’a fait signe de circuler afin qu’il puisse s’installer près de ses acolytes. J’ai fait celui qui ne comprend pas et ne me suis pas naturellement pas exécuté. Il s’est alors assis sur moi, tout en essayant de me translater vers la droite et en s’efforçant, pour ce faire, de peser sur tout son poids.
J’ai tâché de le repousser, moi aussi, par les épaules, de mes bras. C’est là qu’est intervenu l’un des deux autres demeurés jusque là debout. « Respecte-le. Il n’a pas ton âge. » (sic — je dois sans doute m'estimer heureux qu’il n’ait dit « Laisse-le. Il est vieux. »)
Après deux ou trois admonestations de la sorte, mon agresseur a fini par me laisser. Entre-temps, des voyageurs sont descendus, libérant des banquettes toutes proches. (Crois-tu d’ailleurs que l’entre eux serait intervenu à ce propos ? y compris un vis-à-vis sur l’autre banquette ?) Ce n’est qu’alors, profitant de l’aubaine, que je me suis levé — j’étais évidemment un peu atterré de ce qui venait de se passer et j’avais du mal à reprendre mes esprits… — en leur lançant quelque chose, qui se voulait malgré tout ironique, comme : « Je vous laisse ! vous serez mieux entre vous ! ».
Il sont descendus peu après, sans doute à Bastille. Je me suis senti soulagé de les voir partir — et suis rentré rue P*** encore sous le coup de l’émotion.
— Voilà toute l’aventure. J’aurais préféré évidemment qu’elle n’eût pas lieu…
M’a consolé (ou presque !), au moment de rejoindre la chambre et en sortant de la salle de bains après quelques ablutions avant de me coucher, le spectacle qui s’offrait (incidemment) à ma vue.
Je ne m’en suis aperçu pas tout de suite tant grande est l’habitude est d’envisager (au sens ancien et propre !) notre prochain à hauteur de tête, mais le voisin d’en face qui a surgi dans mon champ de vision semblait… déshabillé.
De fait, quand il est tourné pour prendre je ne sais quoi à l’intérieur du réfrigérateur, j’ai constaté que j’avais affaire proprement à une paire de fesses, et, quand il a fait à nouveau volte-face (si j’ose dire), à un sexe d’homme, celui d'un trentenaire, brun, assez beau de corps — une distance, d’une vingtaine de mètre peut-être, existait malgré tout entre nous, ne me permettant pas d’en bien juger ^^ —, s'offrant ainsi (le savait-il ?) impudemment (?) à mon regard de voyeur involontaire, quoique consentant…
Bref, on a les consolations qu’on peut ! Je ne sais ce qui l'a emporté dans cette fin de soirée : le souvenir de l’agression ou cette vision ; je ne sais non plus les rêves que j’ai faits ensuite…[A tout prendre, je préférerais d’ailleurs — ô combien — que se soit glissé et enroulé entre les draps de mon sommeil l’image du bel Indien à col roulé qui nous a servis hier :) …]
— Toujours est-il que ce n’est que tard dans la matinée aujourd’hui que m’est revenu, non pas la contemplation brève et subreptice que j’ai eue de ce corps d’homme (ni le superbe Indien, à qui je ne pense d'ailleurs que maintenant), mais le rappel à ma mémoire de l’incident du retour d'hier…
(Je t’écris sur l’ordinateur, sans filet, sans brouillon, et tu devras pardonner toutes les erreurs qui se sont glissées, quoi que j’en aie, dans ces lignes-ci…)
[…]
Merci pour la soirée d’hier.
Et toutes mes amitiés,
Romain