1445 - Monnaies, toiles, robes et merveilles : septembre à Paris (1)

Publié le par 1rΩm1

Monnaies, toiles, robes
et merveilles

 

Setembro em Paris

 

 (Journal extime, 24 septembre - 30 septembre 2022) 

1

 

 

Samedi 24 septembre 2022, soir

La dernière chose à laquelle j’ai pensé avant de boucler mes bagages a été, par extraordinaire, de prendre les clés de l’appartement de Pascal et F. Et j’ai oublié d’emporter un stylo !

Dans le train, j’envoie un SMS à Duncan, qui n’a pas répondu à mon message du dimanche précédent. Alors que j’étais quasi certain de ne pas avoir de nouvelles, sa réponse ne tarde pas à me parvenir. Sorry sorry sorry, il était débordé de travail et demande à être excusé. Nous nous accordons pour nous retrouver en milieu d’après-midi le lendemain. Je propose, en songeant à Charles, un rendez-vous Place Sainte-Opportune.

En revanche, B., à qui je ne songe qu’en dernier ressort, ne sera pas disponible mardi soir. (Je me reproche un instant de n’avoir pas pensé à elle auparavant…)

 

Je débarque de la Gare de l’Est à une heure tout à fait inhabituelle. Il est 22 heures. Je ne me rappelle pas être jamais arrivé de nuit, du moins si tard, à Paris.

 

Une fois que je me suis sommairement installé dans l’appartement, je prends un verre dans ce bar dont Pascal m’a appris incidemment que Pierre Deladonchamps était l’hôte de temps à autre pour y déjeuner. J'aime la finesse de son jeu dans certains films, je songe qu'il a été l'élève de JP, mais cela ne constitue, au vrai, qu'un mince chaînon  parmi les "chaînes" que j'aime à constituer entre les personnes qui m'importent… (Sans doute cherché-je, quoi que j’en aie, des signes qui augurent au mieux de ma venue dans ce Paris où, cette année, l’été indien joue les capricieux…) Il ne fait pas toutefois trop frais ce soir, et je suis loin d’avoir sommeil.

 

Quand je rentre, j’ai le plaisir de constater que les voisins d’en face, qui menaient grand bruit avec des amis, se sont envolés. Il est l'heure, et c'est heureux, de prendre un verre dehors avant de se rendre en boîte…

 

Dimanche 25 septembre

Matin

Je ne parviens pas à réserver une place pour l’exposition consacrée à Elsa Schiaparelli (laquelle figure en bout de liste de ce que j’ai pu sélectionner parmi toutes les expositions qui m’intéressent, mais de rafraîchir mes souvenirs de la collection permanente du Musée des Arts décoratifs sera de toute façon bienvenu) pour le jour même. Et je note que l’endroit est fermé le lundi. Or, je dois composer avec la Place Sainte-Opportune, où j’ai rendez-vous. Et je préfère réserver le lendemain pour Beaubourg, qui sera ouvert. Le souvenir d’une autre exposition me revient alors, elle aussi recommandée par Judith au Musée de la monnaie — dont c’est le dernier jour, ce qui me décide en dernier ressort à m’y rendre. Je serai à une dizaine de minutes pour rejoindre Duncan, en outre.

Sous la douche, quand je me lave, je note un nodule douloureux sous l’aisselle droite : je m’observe trop décidément en ce moment…

Après-midi

Je rends donc au Musée de la Monnaie. L’exposition Monnaies et Merveilles, intéressante dans ses substrats, me plaît beaucoup.

Instructifs s’avèrent également les cartels que je consulte — et reproduis ci-après puisqu’ils viennent éclairer les enjeux humains liés aux objets exposés, la plupart très beaux :

Monnaies en forme de « bouquets de serpents », Population Mumuye, Nigeria, Afrique de l'Ouest XIX-XXe siècle, Fer, Collection Pierre et Claire Ginioux

Monnaies en forme de « bouquets de serpents », Population Mumuye, Nigeria, Afrique de l'Ouest XIX-XXe siècle, Fer, Collection Pierre et Claire Ginioux

« S'élançant vers les cieux, ces dynamiques torsades de fer forgé étaient fixées dans la terre pour invoquer la pluie, promesse de récoltes abondantes et de richesses. Les populations Mumuye du Nigeria les utilisaient en guise d'offrandes et de monnaies, pactes de confiance noués entre les humains et les esprits. »

Monnaies bitchié ou bikié, Populations Fang et Bakwélé, Gabon et Cameroun, Afrique centrale, Avant 1908 (Musée du quai Branly - Jacques Chirac), avant 1930 (Musée des Confluences), Fer, bambou, Paris, Musée du quai Branly -Jacques Chirac Lyon, Musée des Confluences

Monnaies bitchié ou bikié, Populations Fang et Bakwélé, Gabon et Cameroun, Afrique centrale, Avant 1908 (Musée du quai Branly - Jacques Chirac), avant 1930 (Musée des Confluences), Fer, bambou, Paris, Musée du quai Branly -Jacques Chirac Lyon, Musée des Confluences

« Coincées dans des tiges de bambou ligaturées par une fibre végétale, ces pointes de flèches en fer s'évasant vers leur extrémité nommées bitchié ou bikié servaient de monnaie courante dans le Gabon et le Sud-Est du Cameroun. Les Fang et les Bakwélé en faisaient notamment l'usage lors des compensations liées aux célébrations des mariages. »

Monnaies traditionnelles « torques », Population Mumuye, Nigeria, Afrique de l'Ouest XIXe-XXe siècle, Fer, Collection Pierre et Claire Ginioux

Monnaies traditionnelles « torques », Population Mumuye, Nigeria, Afrique de l'Ouest XIXe-XXe siècle, Fer, Collection Pierre et Claire Ginioux

Torque-manille, Population Yoruba, Nigeria, Afrique de l'Ouest, Fin du XIXe-début du XXe siècle, Alliage cuivreux, Lyon, musée des Confluences ; Bracelet-monnaie duguzikpo, Côte d'Ivoire, Afrique de l'Ouest, XXe siècle, Alliage cuivreux, fonte à la cire perdue Lyon, Musée des Confluences

Torque-manille, Population Yoruba, Nigeria, Afrique de l'Ouest, Fin du XIXe-début du XXe siècle, Alliage cuivreux, Lyon, musée des Confluences ; Bracelet-monnaie duguzikpo, Côte d'Ivoire, Afrique de l'Ouest, XXe siècle, Alliage cuivreux, fonte à la cire perdue Lyon, Musée des Confluences

Monnaie benzin kilindo, Population Malinke, Guinée, Afrique de l'Ouest, Avant 1935, Alliage de fer, Paris, Musée du quai Branly-Jacques Chirac ; Monnaies bitchié ou bikié,Nord du Gabon, Afrique centrale, XIXe siècle, Fer, bois, lien d'osier, Collections historiques de la Monnaie de Paris

Monnaie benzin kilindo, Population Malinke, Guinée, Afrique de l'Ouest, Avant 1935, Alliage de fer, Paris, Musée du quai Branly-Jacques Chirac ; Monnaies bitchié ou bikié,Nord du Gabon, Afrique centrale, XIXe siècle, Fer, bois, lien d'osier, Collections historiques de la Monnaie de Paris

Population Boiken occidentaux, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Mélanésie Milieu du XXe siècle, Coquille, vannerie en fibres végétales, pigments Collection Paul et Fabienne Giro

Population Boiken occidentaux, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Mélanésie Milieu du XXe siècle, Coquille, vannerie en fibres végétales, pigments Collection Paul et Fabienne Giro

« Provenant de la province du Sepik de l'Est, ces fascinantes monnaies sont composées de deux éléments distincts : la coquille d'un gastéropode marin géant, le Turbo marmoratus pêché en eaux profondes, et, fixé par des ligatures, un masque tressé en fibres végétales représentant vraisemblablement un esprit ou un ancêtre. Les Yangoru-Boiken se procuraient ces coquillages de grande valeur auprès des populations côtières et les échangeaient contre des bilum filets réalisés par les femmes, de la nourriture et du tabac. Lors des cérémonies nuptiales, jusqu'à vingt monnaiess talipun circulaient dans les échanges ! Elles étaient alors présentées avec des anneaux en coquilles de bénitier de façon à représenter le corps de la future mariée. »

[En bas, à gauche :] Sac-filet bilum, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Mélanésie Fibres végétales, plumes, XXe siècle, Collection Pierre et Claire Ginioux

[En bas, à gauche :] Sac-filet bilum, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Mélanésie Fibres végétales, plumes, XXe siècle, Collection Pierre et Claire Ginioux

« C'est en troquant ce type de sac-filet que les Boiken, habitants de l'intérieur de l'île, faisaient l'acquisition auprès des populations côtières des coquilles de Turbo marmoratus nécessaires à la réalisation de leurs talipun. Par son décor de plumes riche et raffiné, ce bilum était également un objet de prestige et de valeur, un marqueur identitaire. »

Coiffes : 1. Population Tohouvache (?) District de la Volga, Fédération de Russie, Toile de coton, perles de verre, piécettes métalliques, Deuxième moitié du XIXe siècle ; 2. Population Tohouvache, District de la Volga, Fédération de Russie, Fin du XIXe siècle, Cuir, toile de coton, perles de verre, pièces en cuivre et en fer blanc Parle, Musée du quai Branly-Jacques Chirac ; 3. Coiffe de femme fessi, Grèce, Fin du XIX-début du XXe siècle, Feutre, fil de sole, pièces de monnaies datées de 1833 à l'effigie du roi Othon de Grèce, galon, Marseille, Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée

Coiffes : 1. Population Tohouvache (?) District de la Volga, Fédération de Russie, Toile de coton, perles de verre, piécettes métalliques, Deuxième moitié du XIXe siècle ; 2. Population Tohouvache, District de la Volga, Fédération de Russie, Fin du XIXe siècle, Cuir, toile de coton, perles de verre, pièces en cuivre et en fer blanc Parle, Musée du quai Branly-Jacques Chirac ; 3. Coiffe de femme fessi, Grèce, Fin du XIX-début du XXe siècle, Feutre, fil de sole, pièces de monnaies datées de 1833 à l'effigie du roi Othon de Grèce, galon, Marseille, Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée

Tissu taïs, Timor Centre Sud, Indonésie, Milieu du XXe siècle, Coton, pigments naturels et chimiques Paris, Collection Pierre Dugard

Tissu taïs, Timor Centre Sud, Indonésie, Milieu du XXe siècle, Coton, pigments naturels et chimiques Paris, Collection Pierre Dugard

« A Timor, tisser équivaut à frapper monnaie. Porté comme une robe, ce vêtement tubulaire féminin était thésaurisé par la famille ou la clan de la tisserande afin de constituer un élément de la dot, ou une pièce d'échange (le plus fréquemment du bétail) en cas de nécessité. Eminemment symbolique, un bestiaire en constitue le décor : des oiseaux kolo posés sur les branches d'un kapokier pendant et après la pluie, des grenouilles katak symboles de fertilité. »

1. Parure de femme, fibules et pendentif, Population Berbère, province de Tiznit, Maroc Début du XXe siècle, Argent, émaux cloisonnés, verroterie, monnaies, ambre naturel, Paris, Musée du quai Branly-Jacques Chirac ; 2. Collier composé de pièces d'argent, Population berbère Ida ou Semlal, Anti-Atlas occidental, Maroc, Début du XXe siècle, Ambre, argent, émail filigrané et pièces de monnaie, Collection particulière ; 3. Diadème frontal, XXe siècle, Métal, Coton, Marseille, Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée.

1. Parure de femme, fibules et pendentif, Population Berbère, province de Tiznit, Maroc Début du XXe siècle, Argent, émaux cloisonnés, verroterie, monnaies, ambre naturel, Paris, Musée du quai Branly-Jacques Chirac ; 2. Collier composé de pièces d'argent, Population berbère Ida ou Semlal, Anti-Atlas occidental, Maroc, Début du XXe siècle, Ambre, argent, émail filigrané et pièces de monnaie, Collection particulière ; 3. Diadème frontal, XXe siècle, Métal, Coton, Marseille, Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée.

« Dans les zones rurales, les nomades berbères ont déployé tout un répertoire de motifs et de symboles dont l'origine se perd dans la nuit des temps. L'argent est ainsi comparé à l'éclat de la lune, symbole de pureté. La forme triangulaire des fibules renvoie au sexe féminin. Par leur dimension sonore, les pièces de monnaies sont censées repousser les esprits néfastes et apporter la prospérité. Une fois fondues, ces dernières peuvent également servir de matière première pour la réalisation de nouveaux bijoux. Réalisées à Tiznit, dans cette région du sud du Maroc essentiellement occupée de nos jours par des populations berbères, ces somptueuses parures de fête étaient arborées par les femmes le jour de leurs noces. La taille des fibules reflétait la richesse familiale et signalait le rang social de la mariée. Parachevant l'éclat, une grosse perle centrale nommée tagmout, était promesse de fécondité. Héritiers des traditions et des techniques hispano-mauresques introduites par les Juifs fuyant au XVe siècle l'Inquisition espagnole, ces bijoux somptueux sont les derniers témoins de savoir-faire disparus. »

1445 - Monnaies, toiles, robes et merveilles : septembre à Paris (1)

« Investie d'un pouvoir bénéfique, cette parure de bonne augure nommée kali tharu était bien plus qu'un simple bijou. Propriété exclusive de la jeune épousée, elle lui servait de réserve monétaire en cas d'infortune. Ses cinq pendeloques convoquent le souvenir des pinces de crabes et des coquillages que les Chettiars arboraient en guise d'ornements lorsqu'ils n'étaient encore que de simples marins. Établis sur la côte de Coromandel, avant d'émigrer à l'intérieur des terres, ces négociants aisés devaient leur fortune au commerce du sel. »

Ceinture, Cartier, Londres 1930, Or, 21 disques de jade gravé, 21 rubis gravés sertis clos, Collection Cartier

Ceinture, Cartier, Londres 1930, Or, 21 disques de jade gravé, 21 rubis gravés sertis clos, Collection Cartier

« Provenant de Chine et datant du XIXe siècle, ses 21 disques de jade gravé imitent à la perfection diverses pièces de monnaie en usage au sein de l'Empire du Milieu. Symboles de prospérité, les sapèques sont ainsi ornées d'inscriptions propitiatoires appelant à la réussite sociale. Arborée à l'origine par les dignitaires de haut rang de la dynastie Ming, cette précieuse ceinture s'est muée en une parure féminine d'une rare sophistication. Ses 21 rubis ont été sertis par la Maison Cartier à Londres, où elle a été vendue en 1930 à la richissime cantatrice polonaise Ganna Walska. »

Sautoir, 1960-1970, Robert Goossens (1927-) pour Chanel, Métal doré, Paris, Musée des Arts Décoratifs

Sautoir, 1960-1970, Robert Goossens (1927-) pour Chanel, Métal doré, Paris, Musée des Arts Décoratifs

Autel domestique, Ubud, Bali, Indonésie, Bois, pièces de monnaie Paris, Collection privée

Autel domestique, Ubud, Bali, Indonésie, Bois, pièces de monnaie Paris, Collection privée

J’achète deux cartes postales à un étal à la sortie de l’exposition.

Monnaie de mariage tevau, Îles Santa Cruz, îles Salomon, Mélanésie, fin du XIXe siècle

Monnaie de mariage tevau, Îles Santa Cruz, îles Salomon, Mélanésie, fin du XIXe siècle

1445 - Monnaies, toiles, robes et merveilles : septembre à Paris (1)

Je suis moins conquis par les collections permanentes du musée, plus attendues dans leurs raisons d’être. Comment, cependant, résister à La Fontaine et ses fables ?

1. Bicentenaire de la naissance de Jean de La Fontaine (1621-1695), Armand Auguste Caqué 1821, Bronze, frappe au balancier Coll. historique de la Monnaie de Paris ; 2. Jean de La Fontaine, « Je me sers d'animaux pour instruire les hommes », Jean de Vernon, 1944, Bronze, frappe au balancier, Coll. historique de la Monnaie ; 3 à 15. Les Fables de La Fontaine en médailles Jean de Vernon, 1936-1942, Bronze, frappe au balancier, Coll. historique de la Monnaie de Paris

1. Bicentenaire de la naissance de Jean de La Fontaine (1621-1695), Armand Auguste Caqué 1821, Bronze, frappe au balancier Coll. historique de la Monnaie de Paris ; 2. Jean de La Fontaine, « Je me sers d'animaux pour instruire les hommes », Jean de Vernon, 1944, Bronze, frappe au balancier, Coll. historique de la Monnaie ; 3 à 15. Les Fables de La Fontaine en médailles Jean de Vernon, 1936-1942, Bronze, frappe au balancier, Coll. historique de la Monnaie de Paris

* * *

Duncan est en retard. Il doit encore trouver un place, prévient-il alors que je l’attends depuis une dizaine de minutes, afin de parquer son Vélib’.

Vêtu d’un ciré jaune, d’une chemise à carreaux moutarde et noir. Une casquette. La barbe de rigueur (fournie, rousse à la lisière des joues, quand le reste de la pilosité s'avère très noire). Le début d’une tonsure de moine. Il a pris de l’embonpoint. Voire : il s’est épaissi (il n’a plus la silhouette qu’il avait quand il avait vingt ans, et je me console en songeant que j’ai usé du privilège inouï alors, si je n’en ai pas aveu ni l’exclusivité ni la primeur [¡], de jouir de la fleur de sa bouche (et d’autres parties de son corps)).

Il vient de quitter des amis avec lesquels, m'explique-t-il, il a pris un brunch. Et, le soir même, il se trouve invité pour une raclette. Aussi se plaint-il d’un week-end d’abus — et de n’avoir trouvé qu’un vélo électrique pour brûler dans l’effort quelques calories.

Son débit est si précipité qu'il est par instants inaudible. Il m'explique d'ailleurs qu'en vue de l'opération de la mâchoire qu'il a prévue, retardée, ses dents ont été baguées, ce que je n'avais pas remarqué et qu’il me montre : les bagues en céramique, si elles sont visibles, restent discrètes et se laissent oublier. Le zézaiement qui lui est coutumier s’en trouve néanmoins accentué. (Ma propre élocution, pour mieux lui donner la réplique, est souvent au bégaiement.)

Cependant, mes questions à mon endroit s’avèrent rares, et je laisse en liberté sa parole (il me demande, en particulier, si j’ai repris mon travail : de toute façon, je n’aurais que des perspectives sombres à évoquer, et je ne veux pas l’ennuyer avec mes histoires sans vrai relief… (Comment lui dire, d’ailleurs, que j’ai plus ou moins renoncé à une relation affective — plutôt qu’amoureuse ¡ — suivie avec quiconque, depuis quelques semestres au moins ? Il m’a connu plus entreprenant, et je n’ai pas vraiment envie d’évoquer une telle traversée de désert…)

Il revient de vacances. Il est allé en Italie du Nord dans le Massif de la Chartreuse randonner avec des amis (et se plaint d'un séjour trop sportif à son goût). Il partira de nouveau aux Canaries dans les prochaines semaines.

Il me brosse le portrait de son nouvel ami, Antoine. Après ses études en classe préparatoire scientifique, puis à l'Ecole Mines-Ponts, ce dernier a été recruté comme ingénieur-informaticien par Enedis. Ce qu’il m’en dit — son goût pour la lecture, pour la philosophie en particulier — me le rend éminemment sympathique. Je pense fugitivement à JM, d'autant que ledit Antoine se prépare à prendre une disponibilité d'une année pour s’adonner surtout à l’étude philosophique…

Duncan parle lui-même de son travail. Son entreprise a été absorbée par un plus gros groupe. Il envisage la possibilité de s’expatrier : Antoine, qui peut profiter d’une disponibilité durant cinq années consécutives, l’accompagnerait. Duncan, je m’en réjouis, est dans une relation stable apparemment. J’évoque le fou furieux, Antonin (je ne remarque pas, ce disant, la parenté de deux prénoms), avec lequel il se trouvait en ménage naguère…

Il semble que son nouveau compagnon ait sur lui une influence remarquable, en outre : macroniste, Duncan serait devenu mélanchoniste. Je souris. Je sais son goût pour la politique, qui se manifestait, de fait, régulièrement, non sans contradiction (puisque approuvant tout uniment la politique des démocrates américains et celle de Erdogan), mais je ne savais pas qu’il soutînt Macron lors de son précédent mandat, et je peux qu’encourager une telle évolution — et le lui dis…

Après avoir bu une première pinte, Duncan hèle le serveur pour en commander une autre. Pour éviter le surplus de bière, je demande un verre de vin.

Il dit s’être réconcilié avec Paris, dont il est vrai qu’il profitait bien peu du fait de cadences imposées par son travail. Il profère — peut-être pour les mêmes raisons — sa détestation de Lyon, ville dans laquelle il se rend souvent pour son travail — je reconnais un des traits que j’apprécie particulièrement chez Duncan, qui tient sans doute à sa double nationalité franco-américaine, à son ascendance turque, à son ouverture à toutes les cultures en général, et qui le rendait large d’esprit et plein de curiosité à dix-neuf ans —, détester en particulier sa division en quartiers spécifiques (blanc, arabe, noir) et étanches. Et je m’amuse qu’il critique, plus tard, la culture américaine : nation narcissique, inculte et outrecuidante, dit-il à son propos

Il n’est pas venu à **** depuis plus de deux ans. Je me garde de commenter — sans manquer pour autant de remarquer qu’il ne souffle mot de ses anciennes relations, ses amis extraordinaires dont l’embarcation paraît avoir pris l’eau depuis.

Il me parle encore de sa sœur, en cours de séparation. Le couple s’affronte par avocats interposés dans une sorte de Guerre des Roses sans merci.

Soit que la température a baissé, soit que nous sommes immobiles depuis trop longtemps, il frissonne sous son ciré jaune, dont il s’enveloppe jusqu’au col tout en se mettant la tête sous la capuche.

Il est passé 18 heures déjà. Il me demande ce que je fais durant la soirée. Peut-être était-ce une invitation — je ne le saurai jamais —, mais, comme je n’ai ni envie d’une raclette ni d’une assemblée nombreuse, je prétends être fatigué et avoir envie de passer une soirée au calme.

Je le raccompagne jusque près du Centre Pompidou.

 

 

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