1446 - Si bien que… ? (46)
Si bien que… ?
(Journal extime)
Work in progress
46
1er août 2022
Vingt ans jour pour jour que j’ai cessé de fumer. Ce n’était pas de mon propre mouvement, mais à l’instigation (l’objurgation serait plus exact) de R., qui voulait arrêter la cigarette (nous étions l’un et l’autre deux immenses fumeurs, accroissant toujours ainsi le territoire de cette étrange addiction). Il avait argué que le sevrage serait plus facile à deux. J’avais d’abord protesté contre cette volonté, qui ressemblait davantage à une prise en otage qu’à une instigation à prendre en bonne part. Cependant, je m’étais dit, assez naïf, que nous le pourrions vivre comme un projet commun destiné à nous épauler l’un l’autre, me disant, à la réflexion qu’il y avait beau temps que nous n’avions pas eu, précisément, quelque visée commune.
Le 1er août 2002 était le premier de nos vacances et nous partions avec ma voiture pour la Pologne.
Je me rappelle que les premiers jours se sont avérés proprement insupportables, ce qui veut dire en particulier que l’un insupportait l’autre, et réciproquement, tant le manque en regard redoublait la difficulté de se priver d’un bonheur que nous croyions indispensable.
Il faisait chaud, cet été-là — moins certes qu’actuellement, mais très chaud déjà, je me le rappelle.
Je nous revois à Gdansk — une ville que je trouvais pourtant fascinante avec ses allures de gros village bourdonnant dans ses deux rues principales, dont l’une, moins commerçante, semblait toujours soulever alentour la poussière malgré l’absence de vent —, je nous revois écrasés de chaleur et de vodka, les nuits travaillées par la touffeur, et l’abstinence nous empêchait — moi, plus particulièrement — de dormir. Alors que je n’avais jamais auparavant souffert d’insomnie, je découvrais, malheureux, que je pouvais, tout autant et même davantage que R., insomniaque patenté, égrener minute après minute les pensées malheureuses et les mauvais griefs. Le manque de sommeil redoublait — à nouveau — celui, plus irrémédiable encore, du tabac. Vrai, je n’ai jamais détesté quelqu’un que R., et jamais détesté autant R. qui m’avait imposé pareille épreuve, que durant cette dizaine de jours de ces vacances transformées en calvaire.
C’était toutefois une nouvelle existence qui s’ouvrait à moi, laquelle coïnciderait bientôt à un changement professionnel tel que j’aurais — vingt ans après mon premier remplacement — le confort conjugué d’avoir obtenu enfin un “poste fixe” et de pouvoir me rendre à pied depuis moi jusqu’à mon lieu de travail.
L’ironie a voulu que, quelques temps après, R. reprît la cigarette, fumant bientôt autant qu’auparavant.
Il ne voulait d’ailleurs pas croire que je tenais bon : je fumais en cachette, selon lui. Une telle allégation (répétée) m’amusait moins peut-être qu’elle me blessait puisque je n’étais pas cru à ce sujet.
Faut-il penser que, lentement, entre nous, des divergences de vie et de vue s’installaient, insidieuses, quoique involontaires, jusqu’à l’éclatement final, amenant la défiance définitive — à jamais, pour ce qui concerne ?