1482 - Lettre à J.-M. et Pascal (février 1989) (3)

Publié le par 1rΩm1

 

in  memoriam  J.-M.

 

15 février 1989 [suite], 22 h 30

    Ecrire, c’est se désincarner. Le sentiment de l’existence viendrait-il s’il n’y avait des mots ? Les phrases ont un corps, ont des soupirs, ont des désirs, et connaissent même une sorte de mort…
    J’ai l’esprit très agité, ce soir ; je nourris des pensées excitantes sur cette absence de sens que l’on peut compléter (= rendre plein, me semble-t-il, au sens étymologique) par des mots. C’est se rapporter à sa propre importance, de juste pied avec le néant.


    Alors même que je ne savais comment j’emplirais mon temps, à ma table a surgi Hervé. En un sens, il prolongeait mes réflexions. En un autre, il me dérangeait, ne sachant que lui dire, ni que faire avec lui. D’ailleurs, il n’a pas de place, pas d’espace, il est, lui aussi, désincarné. La conversation languissait. Nous en sommes venus à parler de son altercation avec Hervé Eric (!!!?!). Je ne me souviens pas du reste. C’est sans importance d’ailleurs, les phrases s’épuisant dans des doubles sens. C’est ainsi avec Hervé : très fatigant. Il cherchait Hervé Christophe (!!!?!), sans le chercher. J’ai un peu attendu, avec lui. Et même je l’ai suivi quand il a voulu voir si… Christophe… était aux “Comices” — où il n’était pas. Je lui ai suggéré de rappeler W. Bref, j’y serais encore, si je n’avais rompu cette dérive. Quant à lui, il a dû dériver encore, à la recherche ou non de Christophe. Il a décliné mon invitation à dîner ensemble, car, a-t-il dit, « je me connais bien… ». Je lui ai demandé des explications sur pareille assertion, véritable auberge espagnole. Je n’en ai pas eu. Autrement dit, mettez-y ce que vous voulez, car la vie, pour Hervé, est un long fantasme que jamais la réalité n’assouvit. Eric a sûrement raison sur un point : l’idylle Christophe-Hervé — si vraiment idylle il y a — n’est pas pleine, et j'espère que, tout de même, en chemin ils se seront retrouvés. La vacuité des actes et des paroles d’Hervé a quelque chose d’irritant : il est liquide, échappe et s’échappe ; il finit par tout embrouiller, paraître mystérieux, mais il n’est peut-être que plat.
    Judith a téléphoné peu après que je suis rentré. Elle dort ce soir chez moi.


    Toutes ces personnes surgies quand on ne les attendait pas… Je mets en doute leur consistance, ce soir. Et la mienne, de même. Reims est une nouvelle peau, vide pour l’instant, que j’habite d’un souffle vague (tiens ! comme dans le poème de Baudelaire “Une Charogne”, ce qui nous ramène au propos initial : la désincarnation !).

 Portrait de Charles Baudelaire en 1844 par Émile Deroy (1820-1846), 81 x 65,5 cm. Musée national du château de Versailles

Portrait de Charles Baudelaire en 1844 par Émile Deroy (1820-1846), 81 x 65,5 cm. Musée national du château de Versailles

Bref, je serais mieux au lit que d’attendre 23 heures 18.


    Mais, ne vous trompez pas, ce ne sont pas là propos amers : tout au plus s'agit-il d’une réflexion égoïste — comme tout ce qui précède, car, au fond, mes états d’âme, pour décharnés qu’ils soient, n’ont rien de pessimiste, ni maintenant, ni tout à l’heure, l’impression d’un printemps perdurant (dirait Patrick) au-delà des mots…

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article