1510 - March in Paris (5)
Journal extime
(19 mars - 26 mars 2023)
5
20 mars 2023 [suite]
Soir
Je suis Place Paul Verlaine en avance de cinq minutes. Je consigne dans mon carnet le début de la journée au moyen de notes lapidaires.
Aymeric a moins de cinq minutes de retard. Il est venu avec son vieux vélo, de crainte de se faire voler l’autre.
Nous nous embrassons : c’est la première fois, en fait, depuis l’épidémie de coronavirus. Je raconte avoir contracté le COVID à mon retour d’Italie en octobre.
Nous cheminons à la recherche du bar auquel nous sommes désormais accoutumés. Le garçon — que nous n’avons jamais vu — se montre peu empressé à nous servir, cependant que nous ne pouvons nous empêcher de noter que le volume de la musique est plutôt fort. Aymeric commande un verre de vin blanc, moi, une pinte de bière.
Nous parlons d’abord de son travail — il s’en est échappé avec un quart d’heure de retard sur l’horaire habituel —, de l’habituelle défection de ses collègues le lundi. Il m’entretient des thèses des étudiants, de leur médiocrité générale, du peu de soin apporté à leur présentation, voire l’aberration qui préside à leur mise en page. Leur peu d’allant, d’enthousiasme mis à leurs études, l’absence d’une véritable vie de campus. Tout autant : la médiocrité des publications de la part des enseignants en direction de leur public. Me revient alors à l’esprit ce que m’a rapporté Tristan à propos de ses études. Nous discutons assez longtemps ce qu’il est advenu de l’université.
Puis nous dérivons sur la situation politique du moment. Des divergences de vue apparaissent bientôt entre nous. Aymeric se montre plus modéré que moi, tout en jugeant indignes les tractations tentées par le gouvernement en place auprès d’un député du sud-ouest dont j’ai entre-temps oublié le nom en échange d’un tronçon d’autoroute entre Toulouse et Castres afin d’acheter son suffrage en défaveur de la motion de censure déposée par le centre — détail que j’ignorais.
L’heure approche de nous rendre dans le restaurant indien où j’ai réservé, ce qui constitue une heureuse diversion.
En me relevant et, plus encore, en marchant, une douleur aiguë m’informe que j’ai beaucoup marché depuis ma chute Place des Victoires ! Nous faisons un détour par une pharmacie qui se signale par son caducée lumineux, dans laquelle j’achète un tube de gel à l’arnica.
Nous sommes ensuite attablés devant nos tablettes et commandons avec toute la ferveur requise sur une tablette à laquelle nous sommes dorénavant rompus les plats qui nous restaureront. Ce n’est pas sans regrets que j’évite les samosas, les mets trop épicés. Pour me consoler, je commande l’option gourmande de deux currys de légumes, tout en comptant bien prendre un dessert par la suite.
Nous parlons d’alimentation et de diététique. Les pains trop peu levés ne réussissent pas à l’estomac d’Aymeric, à qui un ordinaire de pâtes et riz pourraient davantage convenir…
Il me raconte les circonstances du décès du compagnon de son ami Christophe.
On a cru d’abord à un suicide. Lui, était très dépressif, en effet, après le décès de son père, mais aussi d’avoir vu péricliter un commerce qu’il n’était parvenu à revivifier. Christophe et lui n’habitaient pas ensemble, et c’est Christophe qui l’a retrouvé mort. Lui, serait décédé, en fait, des suites d’un étouffement, lequel aurait provoqué un arrêt cardiaque (je songe à la mort, tout analogue, de Marthe, l’année précédente).
Plus tôt dans la soirée, Aymeric évoque un ennui de santé qu’aurait sa sœur, problème dont il ignore tout. Comme je m’étonne, il explique que sa famille se montre ordinairement peu expansive… La mère d’Aymeric ne va pas très bien non plus, me dit-il. Elle semble poursuivre son déclin ; mais, comme Aymeric ne développe pas plus avant, je m’en tiens là moi aussi, interprétant, à tort ou à raison, le suspens dont il fait preuve comme un manque d’envie d’en parler.
Comme d’habitude, le repas est très bon. Nous mangeons avec entrain et commandons un dessert (Aymeric innove en prenant une boule au lait de coco).
A la sortie du restaurant, la douleur à la cheville s’est accentuée. Je demande à ce que nous allions dans un bar de la Place d’Italie le plus proche pour ne pas avoir trop à marcher. Je ne raccompagnerai pas Aymeric, de ce fait, jusqu’à l’endroit où il a parqué sa bicyclette.
Dans ce bar, Aymeric commande un Irish coffee : Aymeric plaisante à propos de cette boisson qu’il prend une fois sur deux en clôture de nos soirées.
Nous poursuivons nos bâtons rompus, discutons de cinéma et littérature. J’ai lu récemment, le roman d’André Aciman Appelle-moi par ton nom, ainsi que sa suite, Trouve-moi, dont j’ai apprécié diversement les épisodes et situations. Il s’agace, non sans virulence, d’un différend qui existe, me dit-il, entre les gays qui aiment et ceux qui rejettent l’adaptation cinématographique du premier récit par Luca Guadagnino, Call Me by Your Name — différend dont j’ignorais l’existence.
J’ai parlé précédemment — ce qui a peut-être occasionné chez Aymeric une possible association d’idées — de romans lus récemment d’Emmanuelle Bayamak-Tam, Arcadie, Si tout n’a pas péri avec mon innocence et la treizième Heure, dont l’imagination et la causticité m’ont paru bien réjouissants. J’ai également rapporté une conversation avec PG, qui m’avait entrepris à propos d’une association dont il s’occupe, destinée à l’accueil et la prise en charge de migrants gays persécutés dans leur pays tout en me proposant de me recruter bénévolement deux dimanches par mois. J’étais en compagnie de M.-C. et de T. quand PG m’a abordé, et nous avons longuement discuté des jeunes homosexuels qu’il est amené à côtoyer dans ce cadre, lesquels n’obéissent pas aux autres analyses que leurs aînés, se réclamant d’une « intersexuation » et se vivant certain.e.s (faut-il sans doute écrire) comme « transgenres », sans pour autant vouloir se faire opérer, à l’instar de Hind, le personnage de la treizième Heure.
La proposition faite par PG m’avait fortement interpellé. Je connais PG depuis plus de quarante ans, sans jamais avoir su qu’il était si impliqué dans des activités militantes. Voire : quand je l’ai rencontré par l’intermédiaire de Grégory, il avait vingt ans et se cherchait encore, son orientation sexuelle ne semblant pas encore définie. Je l’avais entrepris, glissant un jour sur ses genoux, mais nos timidités réciproques nous avaient retenu de poursuivre plus avant. Grégory ne s’était pas montré si précautionneux (ou délicat ?) et s’était vanté auprès de moi de s’être fait PG peu après — ce qui m’avait laissé partagé entre agacement et amusement quant à cet énième agissement, désagréable de toutes les façons, de Grégory, qui prenait toujours un plaisir pervers à malmener les uns et les autres — en l’occurrence, PG autant que moi ! Et voici que PG, quelques décennies plus tard, tout en devisant, me caressait cuisse et genou pour se montrer plus persuasif et m’inviter à le rejoindre au sein de son association !
Je ne raconte pas cela sur le moment à Aymeric, quoique la conjugaison de toutes sortes de souvenirs affleurent à ma mémoire… J’expose cependant auprès de lui avoir délibéré tout au long de cette conversation, puis avoir refusé finalement — au prétexte (sincère sur le moment, mais qui cache peut-être d’autres fragilités ou lâchetés) que je n’aurais pas les épaules suffisamment larges ni solides pour assumer pareille fonction…
* * *
Nous nous quittons Place d’Italie. Je cours pour attraper la rame de métro à quai, dans un réflexe tout imprudent. Pour autant, la douleur se tient tranquille, provenant sans doute d’autres mouvements, flexions ou positions de la cheville. Je peux poser mon pied de toute façon.
J’applique du gel à l’arnica dès que je suis rentré.
Puis j’écris un message, que je souhaite spirituel, à Aymeric, qui, rentré déjà, me répond aussitôt dans le même esprit.