1514 - Lettre à J.-M. et Pascal (juin 1987) (2)
in memoriam J.-M.
Vendredi 12 juin 1987, 3 h 47
Je suis guéri. (Pour musique alors, je donne dans le Concerto pour violon “A la mémoire d’un ange” de Berg.)
[Je suis guéri1.] — Comment ? — Avez-vous entendu parler d’une thérapeutique dont la théorie est de soigner le mal par le mal ?
C’est ainsi que j’ai procédé. Certes, je n’ai pas réussi, concernant un humain fiché dans mon organisme, pour lutter contre mon symptôme, à ingérer à réelle dose homéopathique Monsieur le Beau Frédéric, mais, tout de même, cela revient à cela. Il a fallu aussi, comment dit-on ?, un excipient ; et je l’ai trouvé dans le reste du Châteauneuf du Pape, entamé hier avec Mademoiselle le Grand Cheval B***. Quand on a eu un peu mal, avec cet excipient, comme on aime son remède, surtout à dose encore forte, et l’on se demande même si l’on va pouvoir se passer de ce neuroleptique ! Et puis, oui, l’on s’en passe ; et c’est comme cela qu’on reconnaît que l’on est, non sur une voie de garage, mais sur celle de la guérison. Ajoutez-y Berg au fond de cette nuit — l’excipient a provoqué tout de même une légère intolérance et provoqué cette insomnie — et vous saurez pourquoi les anges ont des sourires aux frontons des cathédrale et des étoiles au ciel avec de doux froufrou[s]…
Enfin, si je les écoutais, voyez-vous, à chacun d’entre eux, je devrais jeter aux orties ma version du Concerto en sol de Ravel et la remplacer par celle de Tartempion. Et, si j’étais naïf, comme la première fois, je m’apercevrais que Tartempion dans l’adagietto n’est pas du tout de mon goût, ce pour quoi le dernier gugusse (ou gugus ?) venu (qui n’est jamais le dernier venu) vous assure que vous avez bien raison et que Tartempion n’est pas bon, qu’il est à chier (peut-être s’y glisse-t-il une pointe de jalousie), et que plutôt que Tartempion ou Scribougnol, vous devriez lui préférer le nouvel Ariel-Force plus. Et vous assure que ce n’est pas à Wagner auquel on devrait vous initier, mais à Bellini (ou était-ce à Puccini ? ou Verdi ?). Pendant que vous l’employez à faire la vaisselle — car vous l’avez pris au mot en vous disant, fort pragmatique, qu’au moins vous n’essuieriez pas ainsi la vaisselle amère du lendemain —, vous songez intérieurement que, cause toujours mon bonhomme, on ne me la fait plus, je sais bien que, tout au bout du compte, c’est moi qui devrai m’initier tout seul, et mettez là le nom de votre compositeur que j’ai sur le bout de la langue tout en bas de la liste d’attente ! Et vous avez déjà sournoisement mis dehors l’intrus, en ayant fait la part des choses — et dégrossi le concert.
Reste que, ne soyons pas effronté, Berg dans le walkman, c’est grâce à Philippe, et que, dans un quotient d’italieneté (comme c’est un néologisme, je me permets de l’écrire n’importe comment), vous retrouverez un peu du regard vert de monsieur au torchon, ou, plus lointainement, d’Elsa aux yeux jaunes, ou de J.-M. au regard et à la bague jade qui va coup sur coup au carnaval de Venise — tiens, j’irais même jusque Stendhal, fasciné par l’Italie, comme tout bon lecteur de la Chartreuse de Parme sait, et dans Dijon la moutarde, ou dans Rouletabille le spectre de tout interviewer indirect. Voilà !
— Au fait, n’était-ce pas plutôt de Donizetti dont il était question ?
Enfin, voilà, on connaît la chanson, la musique, la petite sonate de Vinteuil, et je m’entends encore dire, Pascal, que, mais oui, je n’étais pas (c’est pour la concordance des temps = je ne suis pas) fait pour vivre avec qui que ce soit, que, bref, la solitude et moi, on est maqué, et que, avec cet esprit négatif qui me caractérise (là, je traduis !) — voir les précédentes divagations —, on n’était pas près de me marier à la convivialité !
Rien à tout ajouter à tout cela. Sinon que je suis content, J.-M., de me venger de ces efforts que j’ai dû faire récemment pour te lire, et que j’essaie d'écrire le plus illisiblement possible… Bien sûr, je ne t’égalerai pas !
Ceci dit, je rentre aujourd’hui — tout à l’heure — à ****. Je n’attendrai pas connement le soir l’hypothétique venue d’un ange
— et je gagnerai quelques heures ainsi sur le week-end.
Peut-être vous verrai-je bientôt.
Grosses bises. Ma causticité ne vous concerne pas !
Aussi puis-je ajouter : Meilleures pensées,
Romain
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1Pour autant qu'il m'en souvienne, la phrase voulait dire que j'étais guéri d'un certain Frédéric, que, de retour de Nice pendant les vacances de printemps cette année 1987, sans crier gare, j'étais allé voir à Dijon.
Ce beau brun avait les yeux brun vert. Je me rappelle bien encore le pull à col roulé vert sapin qu'il portait la toute première fois que je l'ai vu : il lui seyait beaucoup.
Nous avons probablement parlé de musique, lui et moi, durant mon étape dijonnaise…
[ajout du 5 août 2023]